Chapitre 15 : Ô rage

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"C'est ma foi une très sage décision que vous prenez là."

Sylvain s'approcha du couple en agitant ses tentacules. Caché dans l'obscurité, il les observait depuis plusieurs minutes et avait entendu l'intégralité de leur conversation.

Rodrigue se retourna vers le poulpe, une ultime lueur d'espoir brillant au fond de ses yeux ternes de légume condamné.

"Monsieur Durif, je sais pertinemment que vous excellez mieux que personne dans votre domaine. Je vous fais entièrement confiance.

- Vous êtes un brave homme Maurice.

- Rodrigue, le corrigea le végétal. Et puis, je ne suis pas un homme, mais un lég...

- Prenez place mon cher, continuait le chaman aquatique en désignant une pierre plate située dans un coin de la grotte. Juste ici."

La julienne de légumes s'allongea sur la pierre. Le poulpe s'approcha de lui, un air étrange sur le visage, son regard bovin perdu quelque part dans l'obscurité derrière Rodrigue. Derrière lui, Cynthia observait la scène, un peu à l'écart. Le jeune légume voulut sourire à sa dulcinée pour la rassurer, mais son visage ne se déforma qu'en un rictus triste et apeuré.

Oui, maintenant, Rodrigue avait peur : à ce moment précis, il se rendit compte qu'il ne pouvait plus faire demi-tour. Il était trop tard, il devait assumer son choix. Son choix qu'il commençait à regretter amèrement. Un exorcisme était-il vraiment nécessaire ? Pouvait-il vraiment lui faire confiance ?
Son esprit était confus. Il n'arrivait plus à réfléchir, paralysé par la peur.

Sylvain Pierre s'agita et se plaça devant lui ; Rodrigue se concentra sur ces deux petits yeux vides et ce visage au front dégarni, oubliant Cynthia, oubliant Haziz, oubliant tout le reste. Ils n'étaient plus que tous les deux. Il sentit les tentacules du poulpe se placer sur son corps filamenteux de façon à entraver tous ses mouvements. La peur faisait battre son petit cœur de navet à une vitesse folle. Pendant ce temps, Monsieur Durif soufflait dans sa flûte de pan un air mystique.

"Par les pouvoirs qui m'ont été conférés par les instances magiques de la forêt de Brocéliande, proféra-t-il entre deux airs de flûte, je m'adresse à vous, vaisseaux de Vénus..."

Rodrigue n'osa pas le couper dans sa tirade pour lui rappeler qu'il n'avait aucun problèmes avec lesdits vaisseaux de Vénus. Il se contenta de fixer le céphalopode, redoutant plus que tout le moment qui n'allait pas tarder à arriver. Le moment fatidique.

Le poulpe continua à débiter des incantations qui ne trouvaient aucun sens aux yeux de Rodrigue, qui se contentait de l'écouter, comme hypnotisé.

"... dans l'espoir que les grands esprits reptiliens de ce monde laissent Maurice ici présent vivre en paix, finit-il. Que ce marocain qui vous a voulu du mal soit maudit, Maurice."

Il se remit à souffler dans sa flûte, ses yeux se renversant vers l'arrière. Rodrigue ne comprenait pas : c'était plutôt Monsieur Sylvain Pierre qui semblait en transe, pas lui. La logique de la scène lui échappait.

Après de longues secondes d'airs mystiques, le chaman sembla revenir à lui. Ses yeux retombèrent sur le livre qu'il tenait ouvert devant lui. Ses tentacules se resserrèrent encore autour de Rodrigue. Le jeune légume tenta de se débattre, mais la poigne de Sylvain était trop forte ; il ne pouvait plus bouger. 

L'étau de peur qui entourait son cœur sembla le comprimer encore plus quand le mollusque se mit à parler en latin d'une voix d'outre tombe.

"Ab insidus diaboli, libera nos domine..."

Sa peur s'effaça finalement peu à peu. Il ne ressentait plus rien, plus rien du tout. Sa conscience semblait lui échapper. Chaque mot latin récité par le poulpe l'éloignait de lui-même. Il ne savait plus où il était, ni qui il était.

Son corps ne lui répondait plus. Rodrigue ferma les yeux, mais il continuait pourtant de voir la scène qui se déroulait dans la grotte sous-marine. Il était libéré de l'entrave de Sylvain, libre de tous ses mouvements. Il flottait comme dans une dimension parallèle, au-dessus de son corps. Il s'élevait vers le plafond, vers la surface, vers le ciel, et vers tout ce qu'il pouvait bien avoir au delà.

En se retournant il se vit, petit tas de légumes agité de soubresauts et maintenu par les tentacules d'un poulpe jouant de la flûte de pan et récitant des formules en latin. Puis, juste derrière, il vit Cynthia. Cynthia, sa femme, son amour, sa vie, son sang. Cynthia, qui regardait avec effroi le tas d'épluchures sur la table. Rodrigue aurait voulu lui crier qu'il était là, qu'elle n'avait qu'à lever les yeux pour le voir, mais aucun son ne semblait sortit de sa bouche. Il était enfermé dans une bulle, sans aucun contact avec la réalité.

La voix du Grand Monarque se fit plus grave encore, plus proche maintenant du grognement d'une quelconque bête sauvage - un dinosaure ? un ours ? - que de la phrase intelligible.

Un dernier éclair de lucidité frappa Rodrigue. Il se souvint de ses débuts, à l'usine, et de sa vie à Auchan. Il se souvint d'Audrey, le sac de pommes de terre en forme de sourire, sa voisine américaine du rayon surgelé. Il se souvint de cette humaine, qui l'avait pris dans ses bras et emmené loin de cet asile de fou qu'était le supermarché, où tous les produits sans exception devenaient fous à l'idée d'être choisi et consommé par un humain. Il se souvint de cette journée sur la plage, où il avait été abandonné. Il se souvint de Cornélia et de sa voix de crécelle, insupportable mais attachante, qui lui dictait son horoscope tous les matins selon la position des étoiles pendant la nuit. Il se souvint de ce jour béni, quand il avait rencontré Cynthia et était parti à l'aventure avec elle. Et bien sûr, il se souvint de tous les moments inoubliables passés avec sa fiancée.

Ensuite, tout devint blanc, puis noir.

Cyndrigue, les amants maudits des profondeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant