Chapitre 3 : En apnée

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Rodrigue était totalement immergé, et il devait fournir un effort de tous les instants pour empêcher les innombrables lambeaux de légumes qui formaient son corps de se désagréger sous les assauts répétés des vagues ou de se disperser aux quatre courants. Ses petits yeux orangés s'accommodaient progressivement à l'humidité. Il ne devait surtout pas perdre l'élue de son coeur. Il se dirigea aussitôt vers la surface et commença à pagayer avec ses lamelles de courgettes, celles qui étaient les plus musclées. Il entendait Cornélia qui piaillait sur la plage de sa voix aiguë. Pendant un instant, il eut un peu pitié d'elle. À qui pourrait-elle raconter sa vie maintenant? Aussitôt il fit la promesse de revenir la voir, dans quelques années par exemple.
Reconcentre toi Rodrigue ! Où est passée la demoiselle baleine ? Paniqué, Rodrigue tournait sa tête orange dans toutes les directions sans apercevoir un seul petit bout de cétacé. Désespéré à l'idée de se retrouver coincé à nouveau sur cette plage atroce, le pauvre Rodrigue redoubla d'efforts. Bientôt la plage n'était plus qu'un petit trait blanc dans son dos.
Il n'avait pas peur, jusqu'à ce qu'il entende des jacassements au dessus de lui. Il leva ses épluchures et aperçut un goéland qui volait en formant des cercles de plus en plus resserrés autour de lui. Rodrigue comprit le danger et se laissa couler pour échapper au volatile. Mais l'oiseau n'hésita pas à plonger pour attraper la malheureuse julienne entre ses serres ! Rodrigue sentit qu'il était arraché à l'eau et s'en éloignait à une vitesse hallucinante.

Sa terreur se mua en triomphe lorsque depuis le ciel, il aperçut une grosse tâche sombre et allongée dans l'eau loin devant lui. Il avait retrouvé sa baleine ! Son ravisseur semblait d'ailleurs se diriger vers elle, qui était sur la trajectoire le séparant de son groupe d'oiseaux. Rodrigue n'aurait qu'une seule chance. S'il ne parvenait pas a se défaire de l'étreinte du goéland, il allait servir de salade fraîcheur à une vingtaine d'oiseaux voraces.

Son unique occasion se présenterait dans une poignée de secondes. Pas tout de suite... Attendre encore un peu... Maintenant ! Rodrigue commença à tortiller son corps souple dans tous les sens. Il avait réussi à se libérer presque totalement, mais un long morceau de concombre était encore coincé entre les pattes de l'oiseau. Il avait beau tirer de toutes ses forces, impossible de le libérer ! Et il était presque trop tard, le goéland allait dépasser la baleine d'un instant à l'autre...

Réprimant un sanglot, Rodrigue abandonna son précieux lambeau de concombre au répugnant oiseau, et se laissa tomber dans le vide.

Sa chute dura le temps d'un battement de coeur. Au moment où il touchait l'eau, il eut à peine conscience de son corps disloqué en une vingtaine de bâtonnets de légumes. Il perdit connaissance sur le coup.

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Cynthia ne s'était pas rendue compte du drame qui s'était joué juste à côté d'elle. Épuisée par l'épreuve qui avait failli lui coûter la vie, la baleine s'était endormie.
Elle se réveilla en sentant d'étranges odeurs près d'elle, des odeurs auxquelles elle n'était pas habituée. Méfiante, elle scruta l'eau autour d'elle, mais n'aperçut aucun signe de danger. Juste des épluchures de légumes éparpillées qui flottaient à la surface. Le souvenir du charmant petit tas de carottes qui lui avait sauvé la vie lui revint aussitôt en mémoire. Elle se rappelait même son nom, Julien !

Au désespoir devant le triste état de son sauveur, elle commença à rassembler délicatement du bout de ses nageoires les morceaux épars de "Julien".

Lorsqu'elle fini de ramasser tout ce qu'elle avait retrouvé, elle se demanda quoi faire. Le tas de végétaux trempés qu'elle avait reconstitué ne donnait aucun signe de vie.

"JULIEN ! cria t-elle d'une voix déchirante."

Peine perdue. Le tas restait inerte. Soudain elle eu une idée. Après tout les légumes n'étaient pas faits pour être plongés dans l'eau. Peut être était il incapable de respirer!

Étant donné la taille de la baleine, elle avait trop peur de l'achever en lui faisant du bouche à bouche, bien que l'envie ne lui manquait pas. Elle jucha donc la julienne de légumes sur son large dos qu'elle maintenait au dessus de la surface. Ainsi elle n'avait qu'à laisser le soleil agir tout en espérant que cela suffirait.

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Un léger frémissement sur son dos tira Cynthia de ses pensées. Aux aguets, elle retint sa respiration en priant pour que son imagination ne soit pas responsable du fourmillement qu'elle avait senti. Courageusement, elle osa un tout petit :

"Julien ?.."

Seul le silence lui répondit. Elle répéta plus fort :

"Julien ? C'est vous ?"

Cette fois une petite voix se fit entendre.

"Julien ? C'est qui Julien ?

- Eh bien c'est vous Julien ! Julien le légume c'est bien ça votre nom, s'exclama Cynthia, soulagée de son réveil.

- Ah, je regrette mais il y a erreur... En fait je suis une julienne de légumes mais mon nom c'est Rodrigue, rectifia t-il.

- Pardonnez mes lacunes, mais qu'est ce qu'une julienne ? interrogea la baleine, très intéressée.

- C'est un terme culinaire ! Ça désigne des légumes coupés en tranches très fines, expliqua fièrement notre petit végétal.

- Surprenant ! s'extasia Cynthia."

La baleine se tut quelques secondes avant de reprendre plus tristement :

"Au fait Rodrigue, je vous dois des excuses, avoua-t-elle piteusement.
Vous m'avez sauvé la vie, et par ma faute vous avez failli mourir également. Je sais que ça ne vous dédommagera en rien, mais je vais tout de même vous reconduire jusqu'au rivage pour m'assurer que rien ne vous arrive en chemin, déclara la baleine.

- Vous savez nous venons à peine de faire connaissance, et je dois vous confier quelque chose moi aussi. Cette journée est la plus passionnante que j'ai vécue depuis que je suis bloqué sur cette plage déprimante ! assura Rodrigue."

Le cétacé esquissa un sourire.

"Au fait comment vous appelez vous ? questionna-t-il.

- Cynthia, répondit la baleine, toute heureuse que Rodrigue s'intéresse à elle."

La julienne de légumes la complimenta spontanément.

"C'est un prénom magnifique !

- Vous êtes gentil, vraiment."

Cynthia appréciait beaucoup son surprenant camarade. Mais elle savait qu'elle allait devoir lui dire adieu. Il devait retourner à sa vie malgré les louanges qu'il lui avait fait sur cette journée.

"Je vais vous raccompagner à la côte. Merci pour tout encore une fois. Votre petite amie doit sûrement s'inquiéter, lâcha-t-elle à regret.

- Ma petite amie ? Quelle petite amie ? demanda alors Rodrigue, surpris.

- Cette espèce de chose qui vous suivait partout, qui sautillait en jacassant.

- Ah Cornélia ! Ce n'est qu'une connaissance, je lui rendrai visite dans quatre ou cinq ans.

- Vous partez en voyage ? Où ça ?

- C'est à dire que... J'ai toujours rêvé de voir l'océan, et vous vous êtes une baleine. Enfin ce que je veux dire c'est que si vous voulez bien, enfin que ça ne vous dérange pas trop, je pourrais rester un peu avec vous et découvrir l'océan, si vous êtes d'accord bien sûr ! bafouilla le tas de légumes, gêné."

Surprise, Cynthia s'exclama :

"Bien sur que je suis d'accord ! On a qu'à décider qu'en échange de ce que vous avez fait pour moi, je vous offre une petite croisière, plaisanta-t-elle joyeusement."

Rodrigue sentit son petit cœur de carotte se gonfler de bonheur à l'idée de l'aventure qui l'attendait.

"Marché conclu capitaine Cynthia ! En avant toute ! clama notre légume. "

Cynthia s'élança dans l'eau, se propulsant puissamment à l'aide de sa queue fuselée, son petit passager logé au creux de son évent.

Cyndrigue, les amants maudits des profondeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant