Obiwan s'était arrêté de nager, la bouche grande ouverte, ses flancs se soulevaient à un rythme effréné. Mort d'inquiétude, Rodrigue se précipita vers lui.
"Obiwan ! Ca va ? lança t-il d'une voix affolée.
- Je t'ai demandé de m'appeler Anatole. Si je dois mourir je veux garder ma dignité, grommela la truite entre deux respirations sifflantes."
Rodrigue fronça ses sourcils de persil :
"Vous n'allez pas mourir Keno.. Anatole, je vous le promets. On est presque arrivés à la crique. Et puis ce n'est que du sel...
- Que du sel ? Maudit niaiseux, ce sel est en train de me brûler de l'intérieur. Mes poumons sont en train de griller comme ta mère la catin dans une poêle à frire."
Rodrigue écarquilla les yeux, toutes ses pensées balayées par la violence de cette punchline. Kenobite le fixait, les yeux luisant de défi.
"Vous êtes un homme, un vrai monsieur Truite, dit la julienne de légumes avec une admiration nouvelle.
- Je sais p'tit gars, et toi aussi t'as l'air d'être quelqu'un de bien. J'ai été heureux de te rencontrer.
- Non ! Je ne vous laisserai pas mourir ! cria alors Rodrigue.
- Tu es impuissant. On ne peut plus rien pour moi, lâcha Obiwan dans une quinte de toux."
La truite mourante leva sa nageoire vers son compagnon.
"Écoute moi... Je dois t'avouer la vérité sur moi. Tu as été un vrai ami depuis notre rencontre il y a une heure. Je me haïrais si je te cachais la vérité sur moi. Laisse moi te raconter...
- Je vous écoute Anatole, lui promis calmement Rodrigue en se rapprochant davantage du poisson.
- Ça va être long je te préviens. Tout à commencé dans une rivière canadienne. Depuis tout petit j'ai su que j'étais différent. Les autres me rejetaient, refusaient d'accepter qui j'étais vraiment. Jusqu'à mes propres parents...
Tu comprends p'tit gars, je n'avais pas encore le corps viril que tu as devant toi quand je suis né.J'étais Brigitte. Une femelle.
Même si au fond de moi je savais que j'étais un homme, je ne pouvais pas continuer à vivre ainsi. Alors contre l'avis de tous, j'ai décidé de me faire opérer en secret pour que mon corps et mon esprit soient en harmonie.
J'ai contacté le meilleur chirurgien clandestin, Nestor, un castor originaire de Laponie. Ce qui fait son talent c'est qu'il est hermaphrodite, il a une parfaite connaissance de l'anatomie féminine comme masculine. Il m'a opéré sans anesthésie avec un scalpel rouillé, la douleur était insupportable... Mais le pire est venu après l'opération. Ma plaie a mal cicatrisé, j'ai lutté contre l'infection pendant trois semaines.
Et contre tous les pronostics, j'ai survécu.
Une nouvelle vie commençait. Brigitte était morte, laissant place à Anatole. Mais en voyant ce que j'étais devenu, mes parents m'ont déshérité et banni de la rivière familiale.
Je suis parti, seul comme je l'ai toujours été. Et c'est dans un grand lac que je l'ai rencontré.
Celui qui a donné un sens à ma vie.
Giuseppe.
Je nageais perdu dans mes pensées quand je me suis heurté à un torse musclé. Nous sommes tombés amoureux au premier regard. C'est grâce à son amour que je me suis épanoui, que j'ai surmonté ma douleur et que j'ai pu devenir pleinement moi-même.
Pendant des mois j'ai vécu dans un bonheur sans nuage. Nous avions décidé de nous marier et avions même prévu notre voyage de noces, rien ne pouvait me rendre plus heureux.
Jusqu'à ce jour funeste...
Nous nous promenions dans notre lac quand Giuseppe s'est pris la queue dans un filet de pêche. J'ai tout fait pour l'aider mais chaque mouvement resserrait davantage l'étau. Je suis parti à toute allure chercher Nestor pour qu'il nous aide. J'ai fait aussi vite que possible, mais il était trop tard. Quand le castor a coupé les liens qui emprisonnaient Giuseppe, il s'est rendu compte qu'il ne pourrait plus jamais nager comme avant. Son sang avait cessé de circuler pendant trop longtemps dans l'eau froide, et sa nageoire caudale était définitivement paralysée.
Mais cette tragédie n'a pas empêché notre union. Ce fut une cérémonie magnifique et ca demeure l'un de mes plus beaux souvenirs. Le soir même, Giuseppe m'a demandé une faveur. Même s'il était désormais incapable de nager autant et de m'accompagner, il souhaitait plus que tout que j'accomplisse seul notre voyage de noces. Tu comprends p'tit gars, mon Giuseppe avait toujours rêvé de voir les eaux australiennes... Je n'ai pas pu refuser et lui ai promis de lui rapporter un souvenir.
Malheureusement il semblerait que le destin s'y oppose. Je dois me rendre à l'évidence. Jamais plus je ne reverrais mon Giuseppe."Rodrigue resta sans voix suite à la longue confession de Kenobite. Seule résonnait dans le silence la respiration de plus en plus faible de la truite.
"Anatole, merci de m'avoir fait confiance, déclara le jeune légume. Je vous promet qu'un jour je retrouverais Giuseppe et...
- Hors de question, l'interrompit fermement Kenobite. Il serait anéanti par la confirmation de ma mort. Je préfère qu'il ne sache jamais la vérité. Après tout, l'espoir fait vivre.
- Mais il n'y a rien que je puisse faire ?
- Oui, il y a une chose. Reste avec moi jusqu'à la fin.
- C'est d'accord, répondit gravement Rodrigue."
La julienne de légume enserra la nageoire d'Obiwan dans un de ses brins de carotte. La truite semblait souffrir le martyr, le jeune végétal décida alors de la distraire autant qu'il le pourrait. D'une voix douce, il lui raconta sa vie, depuis le supermarché des humains en passant par son séjour sur la plage déchetterie, jusqu'à sa rencontre avec Cynthia. Les yeux brillants de fièvre du mourant ne le lachaient pas.
Soudain une ombre immense les recouvrit. C'était Cynthia.
"Rodrigue? Qu'est ce qui se passe ? s'enquit-elle en voyant le poisson mal en point.
- Cynthia je te présente Obiwan Kenobite... Mais on l'appelle Anatole, s'empressa t-il de rectifier devant le regard menaçant de la truite virile.
- Il n'a pas l'air d'être en grande forme.. Tu veux que j'aille chercher de l'aide ?
- Ce ne sera pas nécessaire. Tout est fini pour moi. Mais je suis heureux d'avoir pu rencontrer cette baleine dont tu m'as tant parlé. Elle a des yeux magnifiques..."
Les joues de Cynthia s'enpouprèrent.
"... et un bon boule, acheva Kenobite d'un coup d'oeil professionnel.
Oh ne vous en faites pas, les femelles ne m'intéressent pas et je suis un poisson marié. Ce n'était qu'un simple compliment. "Rodrigue eut un petit sourire nerveux, l'espace d'une seconde il avait cru voir apparaître un nouvel adversaire pour le coeur de sa belle.
Quant à la baleine, sa gêne s'était dissipée au fil des mots de la truite.Les trois nouveaux amis discutèrent longuement. Le moment qu'ils passaient ensemble aurait été parfait si ce n'était pas le dernier de l'un d'eux.
Peu à peu, Obiwan montrait des signes de faiblesse alarmants. Il ne pouvait plus parler, et émettait des sifflements déchirants à chaque respiration.
Rodrigue avait les brins tremblotants, et deux grosses larmes perlaient aux yeux de Cynthia.
Obiwan rouvrit les yeux et promena son regard clair sur le couple."Je suis certain que nous nous reverrons."
Ses paupières se fermèrent et le bruit de sa respiration s'évanouit. Un mince filet de sang coulait aux commissures de ses lèvres entrouvertes.
Ainsi mourut Obiwan Kenobite.
VOUS LISEZ
Cyndrigue, les amants maudits des profondeurs
HumorCynthia, Rodrigue. L'histoire d'amour hors du commun d'une baleine et d'une julienne de légumes. (Avec aussi un peu de viol, de tentacules et de badboy, parce qu'on veut percer. Et la présence de guests exclusifs, rien que pour vous. On t'aime Obiw...