Le lendemain, Rodrigue se sentait de meilleure humeur, les évènements de la veille lui semblaient déjà lointains. Les cornes de gazelle dont il s'était empiffré avec Cynthia devant une émission de télé-réalité lui pesaient encore sur l'estomac, mais il se sentait dans l'ensemble plutôt bien. En parlant de Cynthia, elle dormait encore à nageoires fermées, le jeune légume désoeuvré décida donc de se promener aux alentours en attendant le réveil de la baleine.
Il était très tôt, l'eau était peu éclairée, et le récif entier semblait encore plongé dans le sommeil. Rodrigue, constatant qu'il était le légume le plus matinal des environs, décida de laisser s'exprimer son amour de la musique, et commença à chanter quelques refrains du show des One Ocean dont il se rappelait.
"Ooohh oh oh ! That's what makes you beautifuuul !"
L'image du concombre de mer marocain fit son chemin dans son esprit, mais Rodrigue la rejeta immédiatement. Il avait fait comprendre à Haziz que tout était fini entre eux, et il ne voulait plus jamais avoir à faire à lui. Il avait accepté son offrande de pâtisseries - par ailleurs vraiment délicieuses - mais leur histoire n'irait jamais plus loin. Rodrigue aimait Cynthia, et il était parfaitement heureux avec sa grosse baleine.
Tandis que sa mélodieuse voix s'éloignait avec le courant, une forme étonnante sur le sable attira son attention un mètre sous lui. Rodrigue remua alors ses petits brins de légumes vers le fond, s'approchant avec étonnement de cette masse informe qui ne ressemblait à première vue pas à grand chose.
En s'approchant, il vit qu'il s'agissait d'un poisson, de taille moyenne, allongé sur le sable en position latérale de sécurité. Rodrigue ne s'y connaissait pas tellement en terme de nomenclature ichtyenne, mais il aurait juré qu'il s'agissait d'une truite. Une truite ? En plein océan, et qui plus est en Australie ? Cela était encore plus étonnant. Mais compte tenu des arcs-en-ciel qui bordaient ses flancs, il n'y avait aucun doute qu'il s'agissait bien là d'un poisson de rivière possédant un nom rimant avec un organe génital masculin.
Rodrigue s'approcha lentement de ce corps qui semblait inanimé, et l'effleura du bout de la carotte. La bête ouvrit difficilement les paupières et le regarda d'un œil rond et effaré.
"Tout va bien ? demanda le tas de légumes avec un air compatissant face à la douleur évidente de la truite.
- Je suppose que ça pourrait aller mieux."
Elle avait la voix rauque, parlait avec un fort accent nord-américain, et semblait surtout souffrir le martyre. Rodrigue se posa délicatement sur le sable à côté d'elle et observa un instant les hypnotisants reflets multicolores sur ses petites écailles, puis il reprit la parole.
"Vous... Vous voulez que j'aille chercher quelqu'un qui pourrait vous aider ? Vous me semblez en mauvaise posture mademoiselle..."
La bouche du poisson s'ouvrit avec un petit pop!, ses yeux vitreux lui lançant maintenant un regard noir.
"C'est monsieur.
- Oh, pardon, s'excusa en vitesse Rodrigue, ses petits brins de carotte rouges de gêne. C'est que... Oh je ne pensais pas, je suis désolé vraiment...
- L'arc-en-ciel c'est ça ? fit la truite en jetant un coup d'œil à son corps. Ouais je sais, ça fait ça à tout le monde. Ici les gens comprennent pas l'importance que ça peut avoir de soutenir la cause LGBT, mais tu sais, dans le monde dans lequel on vit..."
Rodrigue ne comprit pas un traître mot de tout le monologue qui suivit et se contenta de l'écouter attentivement en hochant la tête de temps à autre.
"Vous ne venez pas d'ici Monsieur Truite ? demanda-t-il quand le poisson eut fini.
- Oh, non, je viens de loin tu sais. Je t'avoue que les rivières canadiennes me manquent, mais j'ai voulu voir du pays... Tabarnak, si j'avais su dans quel pétrin je me retrouverais en arrivant ici... Et je t'en prie mon p'tit, appelle-moi Anatole.
- Anatole ? C'est un nom bien étrange pour une truite, mais d'accord."
Rodrigue avait pensé à voix haute. Il en devint encore plus écarlate, mais le poisson ne prit visiblement pas mal sa remarque et se contenta de sourire jaune.
"Il faut dire que les deux timbrées qui écrivent cette histoire sont de petites comiques, fit donc Anatole en tendant un petit bout d'algue à la julienne."
Il s'agissait d'une carte d'identité au nom d'un certain Monsieur Obiwan Kenobite.
"Ça rimait avec truite, continua-t-il en rangeant le morceau d'algue. Elles ont dû trouver ça marrant de m'appeler comme ça. Tu comprends que je préfère qu'on m'appelle Anatole mon p'tit gars ?
- Oui, oui je comprends mieux maintenant, répondit Rodrigue avec un air songeur."
Il comprenait ce détail, mais il y avait toujours quelque chose qui ne trouvait pas de sens à ses yeux. Pourquoi Monsieur Keno- Anatole était-il dans cet état, en PLS sur le sable tel un Magicarpe faisant trempette ?
Sans aucun souci d'indiscrétion, il posa à voix haute cette question qui le turlupinait farouchement.
"Oh, fit Anatole en frétillant. Je ne suis juste pas très bien habitué au sel ici.. Moi qui voulais partir en vacances au soleil, voilà que je me retrouve à faire de l'hypertension ! C'est-y pas fâcheux ça ?
- Oh, si ça l'est, répondit Rodrigue en secouant sa tête. Il faudrait quand même faire attention, ça peut être dangereux l'hypertension...
- Mais non, c'est que des légendes urbaines ça."
Rodrigue avait pourtant entendu, à l'époque où il séjournait à Plage-Poubelle, des humains dire que l'hypertension artérielle endommageait le cœur. Mais il n'en tint pas compte à Anatole ; après tout, il devait savoir mieux que lui de quoi il souffrait.
Rodrigue l'aida à se relever, et tous deux nagèrent jusqu'à la petite crique dans laquelle logeaient la julienne et son amoureuse. Rodrigue avait décidé de présenter à Cynthia son nouvel ami arc-en-ciel.
Sur le chemin de la crique, Obiwan raconta sa vie. Il parla un bon moment de la condition des poissons homosexuels au Canada, et des insultes qu'il recevait souvent lorsqu'il nageait avec son petit copain, "un saumon à la nageoire pectorale très musclée", pour reprendre ses dires. Ce dernier était normalement censé l'accompagner lors de ses vacances en Australie, mais avait dû annuler au dernier moment. Ce cher Anatole était donc seul, dans cette eau salée qui lui piquait les branchies.
Ils étaient presque arrivés à destination quand la truite se mit à ouvrir la bouche de façon répétée et pour le moins inquiétante, obligeant Rodrigue à s'arrêter.
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Cyndrigue, les amants maudits des profondeurs
HumorCynthia, Rodrigue. L'histoire d'amour hors du commun d'une baleine et d'une julienne de légumes. (Avec aussi un peu de viol, de tentacules et de badboy, parce qu'on veut percer. Et la présence de guests exclusifs, rien que pour vous. On t'aime Obiw...