Chapitre 4 : Sous l'océan

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Les deux nouveaux amis nagèrent sur plusieurs kilomètres. Derrière eux, la plage-déchetterie n'était plus qu'un petit point blanc à l'horizon. À intervalles réguliers, la baleine intimait au jeune légume de retenir sa respiration et plongeait quelques secondes, juste pour que son dos ne se dessèche pas au soleil. On aurait fait tout ça pour qu'elle meure en plein milieu de l'océan ! pensait Rodrigue, qui comprenait parfaitement ces passages sous l'eau. Le sel séchant sur sa fine peau de légume le tiraillait un peu, mais cela restait supportable. C'était ça ou rester coincé sur cette plage sale avec Cornélia, autant dire que son choix était vite fait.

Aucun bruit ne venait troubler le silence. Le murmure de l'eau déplacée par les vingt-six tonnes de Cynthia était à peine audible... ou alors c'était peut-être que Rodrigue avait de l'eau dans les oreilles. Peu importait. Il décida d'entamer une conversation avec l'élue de son coeur :

"Et sinon..., commença-t-il de sa voix fluette et un peu tremblante. Qu'est-ce que vous faites dans la vie, Cynthia ?"

Il avait entendu bon nombre d'humains poser cette question, au rayon surgelé d'Auchan, lorsqu'ils voulaient aborder une femme.

Cynthia leva ses yeux vers le ciel. Elle ne voyait pas Rodrigue (parce qu'elle ne peut pas trop voir derrière sa tête), mais sa petite voix avait fait son chemin jusqu'à ses oreilles.

"Ce que je fais dans la vie ? répéta-t-elle.

- Oui, ce que vous faites... comme travail..., ajouta Rodrigue, en se rendant soudainement compte de la débilité de sa question : une baleine ne travaillait pas !

- Un travail ? Qu'est-ce que c'est, un travail ?"

Cynthia, qui n'avait visiblement aucune connaissance en monde humain, s'arrêta dans sa progression vers le large pour écouter les explications du petit tas de légumes.

"C'est un terme humain..., expliqua ce dernier, un peu gêné, le rouge lui montant aux brins de carotte. Ça désigne ce que vous faites toute la journée. Enfin, je crois.

- Oh, j'ai compris. Ils sont fous ces humains, tout ça juste pour poser une petite question !"

Elle éclata de rire, un son grave qui se répercuta en écho dans les oreilles de Rodrigue, faisant vibrer les lamelles de légumes de son coeur.

"Vous savez Rodrigue, dans l'océan il n'y a pas grand chose à faire. Mon travail comme vous dites, c'est de nager d'un point A à un point B, et puis de chanter parfois.

- Vous chantez ? s'étonna la julienne."

La peau de la baleine vira au violet autour de lui ; elle rougissait. Rodrigue sourit.

"Vous pouvez me chanter quelque chose ? s'enquit-il en s'installant plus confortablement dans l'évent.

- Oh, vous savez, tout le monde me dit que je n'ai pas une jolie voix..., bégaya Cynthia, mal à l'aise.

- S'il vous plaaaît !"

La baleine soupira, et Rodrigue fut traversé par son souffle qui s'échappait vers le ciel. Elle lui demanda de retenir sa respiration et elle plongea sous la surface sans plus attendre.

Rodrigue tentait de garder les yeux ouverts sous l'eau, mais il ne tarda pas à les fermer à cause du sel qui brûlait. Il ne saisissait pas pourquoi Cynthia l'avait emmené sous l'eau pour pouvoir chanter... Mais il comprit immédiatement dès que la voix du cétacé se mit à gronder. Elle se répercutait tout autour de lui, le transperçait, l'habitait. Il ne comprenait pas les paroles, qui pour lui se résumaient à uuuUUAAAaaaaAAA mooOOOuuu, mais cette voix, cette voix ! Magnifique, sublime, enivrante, époustouflante ! Son petit cœur battait à une vitesse folle, il battait d'amour pour ce cétacé, qui faisait accessoirement 260 000 fois son pauvre poids de légume.

Lorsqu'il remonta à l'air libre, il eut du mal à retrouver sa respiration, le souffle encore coupé par cette expérience magique qu'il venait de vivre avec sa dulcinée.

"Alors ? demanda timidement Cynthia."

Elle semblait apeurée. De quoi, Rodrigue ne parvenait pas à le deviner. Elle avait été dotée d'un véritable don par la Nature, pourquoi aurait-elle peur ?

"C'était magnifique, dit Rodrigue, qui ne parvenait pas à mettre de mots sur ce qu'il ressentait. Je ne sais pas quoi dire, vous avez un timbre de voix tellement singulier... Je serais tellement heureux de travailler avec vous dans mon équipe !"

À ces mots, il appuya une lamelle de courgette (les plus musclées) sur une petite bosse que Cynthia avait là. Cette dernière se mit à rire, même si elle n'avait pas compris la plaisanterie.

"C'est vrai ? demanda-t-elle. Vous avez aimé ?

- Et comment ! s'écria Rodrigue, rendu euphorique par cette expérience et la blague de merde vue et revue qu'il venait de faire. Cynthia, vous chantez magnifiquement bien. Je ne comprends pas pourquoi tout le monde vous dit le contraire !"

Il sentit Cynthia se contracter autour de lui, comme s'il l'avait vexée, ou crispée, ou un truc du genre.

"Vous savez Rodrigue... Dans leur silence, les gens sont méchants, fredonna-t-elle."

Rodrigue ne saisit pas la référence.

"Vianney, un grand philosophe, expliqua Cynthia. Enfin, tout ça pour dire que je suis différente des autres, et ils me le font bien savoir, soupira-t-elle. Souvent, on me dit que je suis un monstre. Je suis trop grosse, vous comprenez ? Les poissons n'aiment pas la différence... Tenez, par exemple, je ne suis invitée à aucune soirée sur la Grande Barrière de corail, à part celles de mon amie Mélodie. C'est un dauphin très gentil, la seule qui m'apprécie dans l'océan. Personne ne m'aime je crois bien."

Rodrigue se sentit profondément touché par l'histoire de cette pauvre Cynthia. Il se doutait bien qu'elle devait chaque jour subir les critiques des autres poissons sur sa taille et sur son poids. Comme elle devait être malheureuse et mal dans sa peau... Personne ne l'aimait, cela semblait insensé !

"Moi je vous aime, répondit-il machinalement, regrettant immédiatement ses paroles. Excusez moi, ce... C'est sorti tout seul... Je suis profondément navré... euh..."

Il brûlait de honte, ne savait plus où se mettre. Ses multiples petites lamelles de carotte avaient pris une teinte écarlate, rouge comme une tomate. S'il avait pu, il se serait immédiatement enterré dans le sable et y serait resté aussi longtemps que possible. Il lui sembla que Cynthia rougit aussi ; la fine peau autour de son évent était aussi violette qu'une aubergine.
La baleine était si émue qu'elle avait du mal à en croire ses oreilles. Décidément elle était tombée sur la julienne de légumes la plus gentille de l'Australie ! D'abord il lui sauvait la vie, et ensuite il lui disait l'aimer. Cynthia en était très heureuse, même si elle ne se faisait pas d'illusions. L'amour de Rodrigue ne pouvait être que platonique. Comment une petite julienne de légumes pourrait éprouver du désir envers une monstrueuse baleine de vingt six tonnes ?
Elle murmura d'une voix étouffée :

"Rodrigue, vous n'imaginez pas à quel point ce que vous dîtes me touche... Vous allez me trouver ridicule mais j'aimerais vous poser une question. Voulez vous être mon ami ?"

Cynthia avait besoin de savoir si la julienne de légumes voudrait rester auprès d'elle en tant qu'ami plutôt qu'en simple connaissance.

Rodrigue, ravi de pouvoir se rattraper s'empressa de répondre :

"Évidemment que je veux bien ! Mais j'ai une condition, ajouta-t-il, lui-même surpris de son audace.

- Laquelle ? lâcha anxieusement la baleine.

- Deux amis ne se vouvoient pas, continua Rodrigue en souriant.

- Dans ce cas j'accepte ta condition ! accorda Cynthia en riant."

Rodrigue eut à peine le temps de savourer ce rapprochement entre sa dulcinée et lui que Cynthia reprenait la parole :

"J'aimerais te présenter à Mélodie, et on pourra en profiter pour que tu découvres une des plus grandes merveilles de l'océan, la Grande Barrière de Corail.

- Avec grand plaisir Cynthia ! lança le légume, se calant confortablement dans l'évent de sa baleine."

Le cétacé prit la direction de la Grande Barrière, le coeur léger pour la première fois depuis bien longtemps.

Cyndrigue, les amants maudits des profondeursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant