Le Roi en Exil, tome 1 [TERMINÉ]

2.0 : rencontre avec l'espion

Brogan observait les alentours avec précaution. Il détestait être à découvert, même sur un bateau.
Lui, qui avait passé une grande partie de sa vie en mer, se sentait maintenant mal à l'aise sur le plancher oscillant de la frêle embarcation.
Il regarda encore une fois à droite et à gauche avant d'entendre la voix du roi.
— Du calme, Brogan. Ce n'est qu'une petite rencontre.
Le roi avait dit cela sur un ton amusé, mais Brogan ne s'amusait pas. Le roi soupira devant sa tête.
Quand avait-il seulement souri pour la dernière fois, d'ailleurs ?
— La dernière petite rencontre que nous avons organisée a provoqué une guerre, Niall, lui rappela le chef de sa garde. Et vous avez perdu votre trône...
— C'est vrai, reconnut le roi avec pragmatisme.
Tous deux se souvenaient très bien comment avait fini leur dernière rencontre. Le roi avait des opposants depuis le début de son règne, mais ne s'en inquiétait pas car il avait assez d'autorité pour être obéi. Il savait que ses vassaux n'étaient pas assez puissants pour se rebeller. Il les aurait écrasés comme des fourmis sous sa botte.
Mais il avait été trop prétentieux, trop sûr de lui.
Une colère sourde monta en lui. Une colère dirigée contre lui-même.
Comment avait-il pu être aussi stupide ?
Il savait depuis le début qu'il risquait gros à dédaigner ses seigneurs. Mais il avait eu d'autres problèmes à régler à cette époque-là, et pensait qu'ils pouvaient bien attendre.
Il avait eu tort.
Niall passa une main nerveuse dans ses longs et épais cheveux bruns, d'ordinaire coupés court. Mais leur cavale durait depuis des mois, et sa coupe de cheveux était le cadet de ses soucis.
Contrairement à ce que pouvait penser Brogan, il s'inquiétait. Il s'inquiétait pour ses sujets, mais aussi pour sa famille. Sa femme était morte plusieurs années auparavant, sans avoir eu le temps de lui donner d'héritiers. Mais il avait deux frères.
Deux frères dont il n'avait aucune nouvelle depuis sa fuite.
Ils avaient envoyé des espions dans toutes les directions pour essayer de savoir ce qu'il leur était arrivé. Mais aucun n'était revenu pour l'instant.
Jusqu'à ce soir.
Et il était nerveux. Pour rien au monde il ne l'aurait avoué, mais il sentait la peur lui tenailler l'estomac depuis qu'il avait appris qu'un des espions revenait.
Ses frères étaient-il encore en vie ?
Ils avaient toujours été très proches les uns des autres. Le jour de son couronnement, il en avait fait ses conseillers particuliers, à cause de leur intelligence et de leur magnanimité.
Odhrán, le plus vieux des deux, était moins clément que son frère, mais c'était un tacticien hors-pair. Quant à Petus, son don pour les chiffres et ses talents de diplomate en faisait un homme indispensable.
Niall prit une profonde inspiration pour se calmer.
— On les retrouvera, Sire.
Brogan avait remarqué l'air tendu de son suzerain. Il l'aurait été également s'il s'était agi de ses frères.
Le roi sauta sur ses pieds et reprit un air amusé.
— Bien sûr qu'on va les retrouver ! lança-t-il, une lueur enflammée dans les yeux.
Brogan esquissa un semblant de sourire. Il n'aimait pas quand Niall broyait du noir. Il se connaissait depuis tant d'années, qu'il se permettait de l'appeler par son prénom, quelquefois. Ce que n'aurait jamais osé personne d'autre.
Il connaissait son suzerain, et savait que cette lueur ne présageait rien de bon pour leurs ennemis. Et il espérait de tout cœur que ses frères étaient encore en vie.
Un bruit de clapotis attira son attention. Il sortit immédiatement une dague, fit signe à Niall de se taire, et s'accroupit.
Le roi se tassa dans la barque et attendit que son garde décide s'il y avait danger ou pas.
Le guerrier tendit l'oreille, et prit soin de ne pas bouger. Ils étaient très bien cachés au bord de l'eau, là où les arbres et les plantes venaient prendre racines dans la mer. Il y avait un inextricable entrelacement de canaux secondaires qui leur permettraient, le cas échéant, de s'échapper facilement. En tout bon marin qu'il était, Brogan connaissait chaque recoin d'eau du pays, que ce soit des lacs, des mers, ou même des rivières.
Le bruit se faisait toujours entendre. Il ferma les yeux, et tourna la tête pour mieux situer l'endroit d'où il provenait.
Devant lui. Légèrement sur sa gauche.
Il identifia les lents coups de rames aux remous dans l'eau. Quelqu'un approchait et ne voulait pas être vu ou entendu.
Comme eux.
Il espérait vraiment voir l'homme qu'ils attendaient. Il n'avait pas envie d'être venu pour rien, et de devoir filer en douce sans avoir eu les informations qu'ils escomptaient.
Avec une patience toute guerrière, il laissa l'intrus approcher, et quand leur barque frôla la sienne, il sauta sur la petite embarcation pour coller une dague sur le cou de l'homme.
Ce dernier se figea, et ne fit aucun geste pour se défendre. Il murmura simplement :
— Baundar o Saun...
Le pouvoir au Loup. La devise de Niall.
Personne ne l'utilisait à part ceux qui lui avait prêté allégeance. Le seul fait de le prononcer faisait peser de gros risques sur la tête de celui qui avait parlé. Personne ne se risquait à le dire s'il n'était pas sûr de savoir à qui il s'adressait.
Brogan relâcha l'homme et fit un signe au roi, qui acquiesça.
— Quelles sont les nouvelles ? le pressa-t-il. Savez-vous où sont Odhrán et Petus ? Est-ce qu'ils vont bien ?
L'espion prit son temps avant de répondre.
— Je n'ai pas de nouvelle de Petus, mais Odhrán est à Cartorin...
Niall se figea.
Cartorin, la ville-prison. L'endroit d'où on ne ressortait jamais. Pire que les mines d'Ekaron.
Il soupira et passa une main nerveuse dans ses cheveux — geste qu'il faisait de plus en plus souvent ces temps-ci.
Mais Niall ne se laissa pas abattre. Odhrán était fort, c'était un combattant. Et même s'il avait passé ces dernières années la tête penchée sur des cartes, il restait un guerrier. Celui qui avait battu Harl le Grand sur l'Azabach. Il avait défait la flotte de l'empereur, et avait gagné.
S'il y avait un homme qui pouvait survivre à Cartorin, c'était bien lui.
— As-tu pu le voir ? demanda le roi.
L'espion secoua la tête.
— Non, sire. La place est trop bien gardée...
Niall jeta un coup d'œil à Brogan, qui lui retourna son regard. Ils pensaient à la même chose. Rien n'était trop bien gardé pour sa garde personnelle.
— Où se trouve-t-il, exactement ?
L'espion leur décrivit l'état de la ville-prison. Ils connaissaient déjà l'emplacement des principaux points les plus dangereux : les tours, la réserve d'armes, les chemins de ronde et bien d'autres encore.
Mais ils devaient connaître les déplacements des gardes, l'endroit où était retenu Odhrán et tous les détails qui pourraient les aider à pénétrer dans la ville la mieux gardée des terres de l'ouest.