Partie I - 2

744 66 3
                                    

5 juin 2016

Le repas se déroule joyeusement même si nous manquons de fondre sur nos sièges tant il fait chaud : grillades en intérieur oblige. Gildas, Marin et Adrien s'entendent à merveille. Un peu trop même. J'ai surpris plusieurs fois des regards irrités en provenance des tables voisines.

« - Alors, qu'est-ce que vous faites dans la vie ? » Demande Carine, la petite amie de Gildas.

« - Je suis en deuxième année de licence de droit. » Sourit Julie.

« - Je vais rentrer en fac de langue en septembre, je vais faire une LLCE. » Dis-je.

« - Tu as pris quelles langues ?

- Anglais et espagnol... Comme tout le monde. » Plaisanté-je en déposant ma viande sur le grill.

« - J'ai fait deux ans en LLCE aussi... » Songe Carine. « Franchement ça n'a servi à rien, mais au moins j'y ai rencontré Gildas ! Lui était en LEA. »

Nous débattons un peu sur l'usine à chômeur qu'est devenue la fac, ce qui ne m'encourage pas des masses. Mais bon faute de motivation autant mettre à profit mes compétences en anglais en attendant de trouver quelque chose de mieux. Ce qui est certainement le cas de nombreux autres jeunes de mon âge. Comment pouvons-nous savoir ce que nous voulons faire pour le restant de notre vie en en ayant même pas vécu le quart ? Je regarde encore des dessins animés le matin le nez dans ma boite de céréales !

Dans les alentours de 22h, les garçons se décident enfin à sortir du restaurant. La nuit est tombée, la température a légèrement baissé, l'avenue dans laquelle nous sommes est plutôt tranquille même si nous pouvons entendre le brouhaha des foules dans les rues voisines. Nous reprenons le chemin que nous avons pris pour arriver. Je suis pensivement mes amis en bâillant et pianotant sur mon téléphone. Je manque de me cogner contre mon frère qui s'est soudainement arrêté.

« - Un pachinko ! Ça vous dit ? » S'écrie-t-il en pointant un bâtiment de l'autre côté de la route.

Il ne me laisse pas vraiment le temps de répondre et ne prend en compte que l'enthousiasme de ses deux compagnons mâles.

« - Allez ! » Approuve Gildas en nous invitant à le suivre.

Nous traversons la route et nous approchons de la façade ultra colorée de l'enseigne. Un panneau d'information est planté à côté de l'entrée. De vieilles photos de ce qui semble être une ancienne auberge sont imprimées sous le verre. J'y entrevois également des portraits d'hommes en noir et blanc. On dirait une plaque commémorative.

Je n'ai pas le temps de m'y intéresser plus que ça car Adrien me pousse à l'intérieur. Je n'y pense plus. De toute façon je ne connais pas un seul symbole japonais.

Devant moi s'ouvrent plusieurs couloirs de bornes d'arcade. Des dizaines d'autochtones ont les yeux rivés sur des flippers diffusant des lumières rouges, violettes, roses et dorées. Les cliquetis incessant des manettes et des pièces s'engouffrant dans les machines inondent la salle. Une cacophonie de bruitages rétro s'échappe de chaque borne et me fait déjà mal à la tête. L'éclairage boite de nuit de la pièce n'arrange rien, pourtant je suis apparemment la seule à être mal à l'aise. Je vois mon frère, Gildas, ses deux amies et Julie grimper les escaliers à gauche de la salle.

« - Il y en a d'autre en haut ! » Nous crie Marin sans attendre de réponse.

Adrien m'offre un sourire navré, me prend la main et commence à gravir les marches. Je le talonne un peu blasée.

Je me retourne soudain vers la porte d'entrée. Adrien me demande ce qu'il y a. Je le rassure d'un geste de main et monte la première marche.

J'aurais juré entendre la porte s'ouvrir à grand fracas. Ce qui n'a aucun sens, car les battants de la porte sont calés à l'intérieur pour ne pas se fermer.

Je monte la deuxième marche.

Un cri d'homme.

Je me retourne à nouveau. Toutes les personnes de l'établissement sont absorbées par l'écran de leur borne.

Ça doit venir de dehors.

Je prends une grande respiration.

« - Tu es sûre que ça va ? » S'inquiète Adrien. « Tu as les mains moites tout à coup. »

Ah. La classe.

Gênée, je retire ma main de la sienne.

« - Tu peux y aller, j'arrive ! » Lui dis-je en désignant la salle à l'étage.

Il parait hésiter quelques secondes mais, me voyant grimper la troisième puis la quatrième marche, il finit par se dépêcher d'accéder au second étage. J'entends les exclamations émerveillées de mon frère en haut. J'esquisse un sourire. Quel gamin.

Je m'accroche à la rambarde de l'escalier. Un violent tournis vient soudain de prendre ma tête à l'assaut. Je réussis à gravir les deux marches suivantes mais finit par m'appuyer complètement contre le mur, la main sur mon front.

Qu'est-ce qu'il se passe, il y avait de l'alcool fort dans leur sauce au restaurant ou quoi ? Je ne suis quand même pas saoule avec une bière, si ?

En clignant des yeux, je crois tout à coup voir une autre scène devant moi. Je sursaute et manque de trébucher.

Qu'est-ce que c'était ? J'ai cru entendre des tintements métalliques bien différents de ceux des bornes d'arcade alentours. Quelque chose de bleu a filé à côté de moi jusqu'à l'étage. J'ai presque senti un courant d'air me dépasser !

Je regarde autour de moi en commençant à être nerveuse. Y avait-il de la drogue dans ma viande ? Qu'est-ce qui me dit que ce Gildas si généreux n'est pas un dangereux psychopathe ciblant les jeunes touristes innocents ?

Il ne me reste plus que quelques marches avant d'arriver à l'étage. Je prends sur moi et me hisse tant bien que mal vers le haut. Chaque pas que j'amorce est entrecoupé d'étranges flashes. Des visions terribles d'hommes tranchés roulant dans les escaliers. Mon vertige augmente à chaque nouvelle marche. J'ai l'impression que je n'arriverais jamais au bout de cet escalier.

Plus qu'une seule. Plus qu'une seule toute petite marche.

Soudain, alors que j'allais poser le pied sur la dernière marche, un frisson s'empare de moi et je survis à un ultime tournis.

Enfin. Enfin, ces douleurs lancinantes dans ma tête, mes oreilles et ma poitrine se sont évanouies.

Les yeux fermés, je fais un pas sur le sol de l'étage.

Je ne remarque pas tout de suite que le vacarme de la salle a disparu, que les lumières se sont éteintes, que le sol grince, que la chaleur est devenue étouffante.

Je rouvre mes yeux et, déjà, de nouvelles sensations m'explosent à la figure.

Des hurlements, des coups métalliques, des bruits de courses sur le parquet, des objets brisés, des odeurs âpres, des traînées pourpres sur les murs.

... Comment ?

... Que se passe-t-il ?

... Où suis-je ?!

Open Sea of BlossomsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant