10 juin 1864
Comme si la chanson de la veille avait été prémonitoire, la pluie a tambouriné sur les toits toute la journée. Il fait nuit depuis un moment et elle n'a toujours pas cessé. Le sol est parsemé de flaques terreuses, l'air est chaud et humide. Je frissonne.
En cette soirée orageuse, les gens se couvrent la tête de parapluies de papier et de bambou. Leurs sandales en bois s'enfoncent parfois dans les trous de terre. Ils font de leur mieux pour ne pas mouiller leurs vêtements et ont des démarches pressées. Ils avancent tête baissée, se dépêchant d'atteindre leur destination, en ne portant guère d'attention à ce qui les entoure.
... Ce qui en fait le moment idéal pour me faire sortir en toute discrétion.
Hijikata est venu me chercher une fois la nuit bien entamée. Je ne dormais pas. Comment aurais-je pu ? J'ai passé ma journée dans un état semi-dépressif à écouter les plaintes du parquet martelé par la pluie. Quand le vice-commandant de Kondô est arrivé à ma porte, j'étais déjà prête à partir. Il m'a fourni une cape de paille similaire à la sienne, que j'ai deviné être un ancêtre archaïque de notre k-way contemporain, et un large chapeau pointu en paille également. La nuit aidant, avec mes cheveux ramassés sur le haut de mon crâne, mon kimono bien en place et ce couvre-chef me dissimulant presque entièrement le visage, personne ne devrait être capable de m'identifier comme étrangère.
Sans un mot, l'homme m'a ensuite guidé à l'extérieur jusqu'au portail d'entrée où nous attendait Okita, également équipé d'un manteau et d'un chapeau de paille. Celui-ci m'a à peine lancé un regard avant de fermer la marche.
Nous marchons depuis une dizaine de minute. Hijikata semble toujours préférer emprunter les ruelles isolées aux grandes avenues. Je suis sûre que cela rallonge le chemin jusqu'à l'auberge Ikedaya. Il ne doit vouloir prendre aucun risque. Mes sandales de paille et mes chaussettes sont déjà trempées. Je ne suis pas habituée à marcher avec ce genre de souliers, je regrette de ne pas avoir insisté pour prendre mes tennis.
Alors que nous traversons une rue un peu plus animée que les autres, deux femmes à l'apparence délurée s'approchent de nous. Voyant que nous ne pouvons pas les éviter, Hijikata ralenti la marche, se place devant moi l'air de rien et me pousse discrètement vers Okita. Celui-ci m'attrape le bras et me fait lentement reculer sur le côté. Je mouille ma manche en frôlant le bâtiment à ma droite.
« - Oh, en voilà un bel homme ! » Roucoule l'une à Hijikata. « Ne voudriez-vous pas venir vous abriter chez nous ?
- Nous ne faisons que passer. » Déclare-t-il simplement.
« - Allons, ne soyez pas si pressés !
- Veuillez ne pas insister. »
Le ton dur d'Hijikata semble les refroidir car elles grimacent et n'ajoutent rien. Nous laissons les courtisanes derrière nous et reprenons notre route.
« - Vous avez toujours autant de succès, Hijikata. » Se moque Okita. « Quelle idée saugrenue d'envoyer le bourreau des cœurs du Shinsengumi en mission secrète... Que vous le vouliez ou non, vous vous faites toujours remarquer.
- Balivernes. » Grogne le vice-commandant sans se retourner.
... Maintenant que j'y réfléchis, c'est vrai qu'en plus d'être plus grand que la moyenne, les traits de son visage sont harmonieux et sa longue queue de cheval brune lui donne un genre, et bien... De samurai. C'est vraiment dommage qu'il ait constamment cet air sévère et mécontent. Je suis sûre que s'il se permettait un ou deux sourires, il serait un petit rayon de soleil dans cette réalité bien sombre.
Alors que nous nous engageons dans une avenue, je crois reconnaitre quelque chose au loin. Dans la nuit, je ne suis pas certaine de ce que je vois, mais il n'empêche que mon rythme cardiaque accélère légèrement.
« - Là-bas, de l'autre côté de la rue, est-ce... Le pont Sanjô ? » Demandé-je timidement.
« - Ça l'est. » Confirme Hijikata devant moi. « Tu sais donc que nous approchons de l'auberge. »
Je déglutis et reste silencieuse. Cela veut donc dire que le sol sur lequel je marche est le même que celui que j'ai foulé avec Adrien et les autres. A ma droite se trouvait le restaurant familial dans lequel nous avions dîné, de l'autre côté de la route se tenait une épicerie de produits occidentaux. Mais à leur place se dressent maintenant des bâtisses en bois surplombées de balcons et de toits courbés.
« - Nous y sommes. » Annonce Hijikata.
Je retiens mon souffle devant la façade. Elle n'a rien à avoir avec son homologue du futur. Okita s'approche de la porte et l'enfonce sans effort.
« - Les dégâts de notre intrusion ont été tels que le tenancier a dû fermer l'auberge. »
Hijikata et moi nous dépêchons d'entrer pour nous mettre à l'abri. Du sang séché macule le parquet, le comptoir est littéralement cassé en deux et de nombreuses entailles zèbrent les murs. Cela fait plusieurs jours que le drame s'est produit et pourtant je ressens la même tension que lorsque je suis apparue ici.
Les deux hommes retirent leur chapeau et le posent à l'entrée. Je les imite, nerveuse. Maintenant que je suis ici, que suis-je sensée faire ? Je ne sais même pas comment je suis arrivée en premier lieu, alors trouver un moyen de repartir ? Je me dirige machinalement vers l'escalier. Ce fameux escalier. Sauf erreur de ma part, c'est en le gravissant que tout a commencé. Dans ce cas, en le grimpant à nouveau, je devrais être capable de rentrer... Non ?
Alors que je pose le pied sur la première marche, la voix d'Okita me fait m'immobiliser.
« - Où est-ce que tu vas comme ça ? »
Je tourne la tête vers lui. Mon regard hésitant croise le sien. Ma gorge est serrée.
« - ... Chez moi... J'espère. »
Lui etHijikata haussent un sourcil, mais ils ne m'arrêtent pas. J'agrippe donc cequ'il reste de la rambarde et commence mon ascension.
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Open Sea of Blossoms
Historical FictionFlora passe un mois au Japon en compagnie de son frère, sa belle-soeur et son copain. Lors d'une soirée à Kyoto, elle se retrouve mystérieusement propulsée 150 ans plus tôt, dans le Japon du XIXe siècle, alors en pleine guerre civile. Elle est recue...