Partie I - 15

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10 juin 1864

Arrivée à la dernière marche, je ferme les yeux. Ne me faites pas ça, par pitié. Je veux rouvrir mes paupières sur le visage d'Adrien. Je veux me faire agresser par les lumières criardes de la salle d'arcade. Je veux que ce cauchemar prenne fin.

Debout sur le sol du premier étage, je me butte à ne pas ouvrir les yeux. J'entends encore la pluie torrentielle dehors et la respiration des deux hommes en bas. Je me mords la lèvre pour ne pas pleurer.

Encore un peu. Peut-être que si j'attends encore un peu...

« - Alors ? »

La voix d'Okita sonne comme un glas. J'abandonne, rouvre les yeux et baisse la tête vers le rez-de-chaussée. Le samurai est là, en bas, la main posée sur son sabre, et me toise avec un air interrogatif.

« - ... Je ne sais pas vraiment à quoi tu t'attendais, mais vu ta tête ça ne s'est pas passé comme prévu. »

Je n'ai pas la force de lui rétorquer quoique ce soit. Désespérée, je m'assois sur la dernière marche et enfonce mon visage dans mes genoux.

« - On n'a pas le temps pour lambiner. » Lance Hijikata. « Si tu as finis ce que tu avais à faire, nous rentrons.

- S'il vous plait... Juste 5 minutes... » Supplié-je l'estomac noué.

« - Pourquoi te les accorderions-nous ? » Fait Okita.

Agacée, je relève la tête, prête à lui répliquer quelque chose mais je suis interrompue par la soudaine réalisation que la pointe de son fourreau est juste sous mon nez. Je retiens un sursaut. Un sourire fourbe s'étire sur ses lèvres. Mon regard suit la ligne de l'arme jusqu'au visage d'Okita.

Lui et moi nous toisons en silence un moment. Son air narquois ne s'efface pas. Ses cheveux ont été ébouriffés par le port du chapeau et sa queue de cheval s'est affaissée. Ses longs yeux en amande, son nez droit et ses traits fins me rappellent plus que jamais le renard. Tout le contraire d'Adrien et ses airs adorables de chiot perdu.

Ah... Adrien...

Un changement a dû s'opérer dans mon expression car je vois Okita ciller. Il me force à relever la tête du bout de son fourreau.

« - A quoi penses-tu pour avoir l'air si pathétique ?

- Ca suffit, en route. » Soupire Hijikata.

Je soupire, descends l'escalier, dépasse Okita et récupère mon chapeau à l'entrée. Nous sortons d'un pas pressé en prenant la route de la propriété du Shinsengumi. Je suis partagée entre l'envie de vite me réchauffer sous mes couvertures et celle de rentrer le moins tôt possible. Je n'ai pas oublié que ma sentence n'a été retardée que d'une soirée. Au final, retourner à l'auberge Ikedaya n'a été d'aucune utilité. Je marche probablement vers ma propre mort.

Alors que nous avons parcouru la moitié du chemin, la pluie redouble soudain d'intensité et nous force à nous abriter un moment à l'entrée d'un restaurant. Nous ne sommes pas les seuls à nous faire surprendre par cette averse torrentielle car d'autres hommes accourent se réfugier avec nous. Ils portent tous deux sabres à leurs ceintures. Je prends soin de garder le chapeau baissé sur ma tête. Un samurai me bouscule par inadvertance et s'excuse. Mon rythme cardiaque monte en flèche et je me contente d'un « ce n'est rien » mal à l'aise. Je ne peux pas lever la tête mais je distingue la posture tendue d'Hijikata devant moi. Okita est juste à ma droite. Son bras s'approche du mien, saisit mon poignet et me tire vers lui. Je finis par être coincée entre son épaule et le mur derrière moi. J'ai pratiquement le nez contre son kimono.

« - Vous avez entendu les dernières nouvelles ? Les Choshû ont été déclaré ennemis de la cour impériale ! » Déclare un homme.

« - Pas étonnant ! » Répond un autre. « Quelle idée de se dire loyaux à l'Empereur quand ils prévoyaient de faire brûler la capitale ! Je ne supporte pas ces chiens errants du Shinsengumi, mais je dois dire qu'ils ont eu un sacré flair pour cette affaire ! On raconte qu'ils ont tenu tête à une quarantaine de samurais à Ikedaya !

- Oui, c'est aussi ce que j'ai entendu. Ils sont connus pour avoir d'excellents combattants. Dommage qu'ils soient presque tous issu de la paysannerie.

- Ah ! De nos jours, n'importe qui peut porter le sabre et se dire samurai ! A quelle époque vivons-nous... »

J'étouffe un glapissement de douleur en sentant la main d'Okita se serrer sur mon poignet. Quelle poigne ! Je lui fais comprendre qu'il me fait mal en gigotant les doigts. Il reçoit le message car il relâche immédiatement la pression.

Cependant, si je ne suis pas spécialement du côté du Shinsengumi, je ne peux pas m'empêcher d'être un peu irritée. Qu'est-ce que ça change qu'ils soient issus d'un milieu populaire ? Les hommes naissent libres et égaux, ça ne vous dit rien ? 1789 les gars ! Il serait temps de vous mettre à jour !

« - Vous pensez que les hommes du Shinsengumi sont favorables aux étrangers ? » Demande un homme. « Puisqu'ils sont au service du domaine d'Aizu, qui lui-même prend ses ordres du Shogun, ne sont-ils pas pro-occidentaux ?! »

Ahah, si vous saviez...

« - L'Empereur devrait envoyer ses troupes massacrer tous ces barbares ! »

... Ces barbares ? ... Et moi qui pensais que ce terme n'avait été utilisé que par les colons en Afrique... Je déglutis et agrippe instinctivement la manche d'Okita.

Soudain, une altercation explose à l'intérieur du restaurant. Un homme déboule dans le hall et traine une femme à sa suite. Il se dirige vers le groupe de réfugiés climatiques que nous sommes, nous bouscule et expulse la femme dehors. Sous l'effet de l'agitation, mon chapeau est déséquilibré. Je me décompose alors que mon visage est progressivement révélé à la lumière. Avant que quiconque n'ait pu me porter attention, le bras d'Okita entoure mes épaules et me fait pivoter contre son torse. Par réflexe, j'essaie de le repousser, mais il me tient fermement contre lui. Du coin de l'œil, j'aperçois son deuxième bras rattraper mon chapeau au vol. Il le renfonce immédiatement sur mon crâne et desserre sa prise. Etant donné le nombre de personnes autour de nous, je ne peux pas m'éloigner de beaucoup alors je me contente de me retourner pour lui faire dos. J'espère qu'il n'a pas eu le temps de voir mes oreilles s'enflammer. Quel genre de situation était-ce donc ? Je suis en couple, moi, Monsieur !

« - S'il vous plait ! » Hurle la femme à l'extérieur. « Je ferais tout ce que vous voulez, j'ai besoin de ce travail !

- Ne la laissez pas rentrer ! » Nous ordonne l'homme l'ayant éjectée sans vergogne.

Dites-donc, Monsieur le Patron, ce n'est pas comme ça qu'on traite une femme. Là-dessus aussi vous êtes en retard ?!

« - Je suis veuve, j'ai des enfants à nourrir, j'ai besoin de ce travail ! » Sanglote-t-elle trempée jusqu'aux os.

« - Et bien vous n'aurez qu'à vous vendre ! » Rétorque le tenancier à l'intérieur.

... Je lui collerai bien une gifle à celui-là. Malheureusement, un mot et je subirai un traitement peut-être pire que celui de cette femme. Je lui jette un regard désolé.

Prostrée sous la pluie, pleurant tout son saoul, j'ai l'étrange sensation de me voir à sa place.

Open Sea of BlossomsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant