Premières fois

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Nous ne savons jamais ce qui nous attend. Je suis née dans un monde où la vie a peu de valeur, un monde où chacun ne pense qu'à soi.

Un monde, où tout va très vite.

Un monde où il faut sans arrêt s'adapter, ou mourir.

Mais ce monde, c'est le seul que j'aie jamais connu.

C'est le mien, le nôtre.

*****

Je suis venue au monde un mois de septembre de l'année 2050. Ma mère avait dû accoucher dans la clandestinité, seule. Lorsque je suis née, elle a dû me cacher, comme elle avait dû cacher sa grossesse. Elle était veuve. Donc, elle ne pouvait pas avoir eu d'enfants, puisqu'elle n'était pas mariée. Elle avait commis la pire des fautes, avec un homme. Elle avait été enceinte, elle n'avait pas pu avorter ; l'avortement étant considéré comme un péché.

Une putain, une criminelle ; voilà les noms que notre monde donne à une femme qui a aimé un homme.

Je n'avais donc pas été déclarée, ni enregistrée. Lorsque je pleurais étant enfant, elle faisait tout pour que l'on ne m'entende pas. Je sais que déjà, elle m'en voulait ; qu'elle s'en voulait à travers moi.

Elle aurait voulu remonter le temps, mais ce qu'il fallait en réalité, ce n'était pas changer le temps, mais changer ce monde.

Durant près de douze ans, je suis donc restée cloîtrée dans cette maison sombre. Les volets étaient toujours fermés et ça sentait l'humidité. Je ne comprenais pas pourquoi je devais toujours rester à l'intérieur, pourquoi je ne pouvais pas sortir.

Au-dehors, j'entendais les rires des autres enfants qui jouaient, et qui allaient à l'école. Mais moi, je n'en avais pas le droit. Jusqu'alors, je pensais que c'était de ma faute, que je ne devais pas sortir parce que j'étais malade, me disait ma mère. Mais moi je me sentais très bien. Je pensais qu'elle avait honte de moi. Et puis, j'ai compris qu'il y avait des codes à respecter. Une femme n'était pas libre de ses mouvements.

*****

Un jour, je pris une décision folle. J'allais sortir.

Il fallait que je voie ce monde. C'était une envie qui me tenaillait et me tordait jusque dans mes entrailles. J'avais peur de la réaction de ma mère si elle venait à découvrir mon escapade. Mais j'avais mûri mon plan. J'avais attendu que ma mère aille au travail ─ depuis quelques mois, elle servait d'aide dans une petite épicerie ─ puis j'étais passée à l'action.

J'avais enfilé des vêtements d'homme que j'avais découpés, dans l'un des nombreux costumes de l'ex-mari de ma mère qu'elle avait gardés. Je me disais qu'elle ne le remarquerait pas. J'avais même les cheveux plus courts. Quelque temps avant, ma mère me les avait coupés car ils avaient brûlé sur le feu. Je m'étais approchée trop près de la flamme. Pour moi, ce n'était pas grave. Au contraire, je voulais sortir. Et pour sortir, je devais ressembler à un garçon.

Ma mère m'avait éduquée, alors je savais lire et écrire. J'avais appris dans les textes sacrés, les seuls à être autorisés. Mais ma mère avait gardé des manuscrits du temps d'avant. Du temps d'avant la colonisation disait-elle, lorsque nous étions libres.

Elle m'avait appris l'Histoire de notre monde. Et j'étais encore plus curieuse de le voir par moi-même.

Le pantalon m'arrivait aux chevilles. J'avais arrangé la veste avec des pinces, pour qu'elle paraisse à ma taille. En me regardant dans la glace, je trouvai que je ressemblais à un vrai garçon.

J'étais très fière.

Pour ne pas m'attirer d'ennuis, il fallait que personne ne me voie sortir. Alors, j'attendis un long moment, et puis lorsque la rue se retrouva déserte, je m'éclipsai. Ma mère cachait une deuxième clé dans son tiroir. Elle ignorait que je connaissais cette cachette.

ColonisationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant