One shot - New York subway

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La vie est bizarre, vous ne trouvez pas ?

Tenez, moi, par exemple.

J'aurais pu rester dans le Vermont, où je suis né, et y reprendre la petite exploitation de sirop d'érable de mon père ainsi qu'il en rêvait (d'ailleurs, à bien y réfléchir, je crois que tout le monde produit du sirop d'érable dans le Vermont).

J'aurais sans doute marié une jolie fille du coin, pas bien maligne mais qui aurait fait une bonne épouse, me donnant trois ou quatre gosses.

Ils auraient grandi au bon air des Green Mountains, s'empiffrant de pancakes amoureusement cuisinés par leur maman et arrosés bien sûr de sirop d'érable. Je serais allé chasser l'orignal avec eux, du moins mes fils, à la frontière canadienne.

Puis, le temps venu, on les aurait envoyés à l'université de Burlington, sauf bien sûr à ce qu'ils aient eu envie de reprendre à leur tour la plantation d'érables pour me succéder.

J'aurais vieilli là-bas, loin du bruit et des tracas, nageant dans un bonheur simple et limpide comme les eaux du lac Champlain.

J'aurais pu, oui...

Au lieu de ça, je suis assis là, tout seul dans cette rame du métro de New York qui file sous terre tel une courtilière folle courant dans ses galeries.

Le métro de New York... Peu de gens le connaissent aussi bien que moi désormais.

Un gigantesque réseau tentaculaire de 24 lignes parcourant au total près de 380 km, 422 stations pour 469 points d'arrêt. En fonctionnement 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Il est 3 heures du matin. Je suis dans la ligne 6, monté au terminus à Pelham Bay Park, en plein Bronx, et le trajet est direct jusqu'à l'autre bout, Brooklyn Bridge City Hall station, tout près de Chinatown. On traverse presque toute la ville.

Enfin, quand je dis que je suis seul, ce n'est pas tout à fait vrai : il y a ces trois types là-bas, à l'autre bout de la rame. Ils n'ont plus l'air très frais et...

Mais il vaudrait mieux que je commence par le début afin que vous compreniez bien comment je suis devenu célèbre.

Car oui, au fait, j'avais oublié de vous le dire, je suis célèbre. Inconnu mais célèbre. Vous allez voir.

Tout d'abord il faut que vous sachiez que je n'ai aucun mépris pour les gens qui cultivent la terre ou qui produisent du sirop d'érable. Non, non, pas du tout.

En réalité, je n'ai pas voulu reprendre l'affaire de papa parce que je déteste le sirop d'érable.

Avouez que c'est une contre-indication absolue : on n'imagine pas un viticulteur qui détesterait goûter son vin. Eh bien moi c'est pareil.

Ah, si mon père avait élevé du bétail, planté du maïs, des betteraves ou je ne sais quoi, je serais toujours dans le Vermont, sûrement heureux et inconnu. Mais pas célèbre.

Bref, à cause de cette aversion, j'ai décidé d'aller à l'université pour y suivre des études de droit.

Après l'obtention de mon diplôme, je trouvai un emploi à Burlington comme juriste dans une grosse boîte d'assurances.

Ce n'était qu'une des multiples agences locales de la compagnie dont le siège se trouvait à New York et il ne fallut pas longtemps avant que je ne lorgne sur un poste plus central.

Il faut dire qu'au delà du poste, New York m'attirait comme un aimant.

Le siège comptait des centaines d'employés et, grâce à l'incessant turnover qui régnait, de nombreux postes se libéraient régulièrement.

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