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Adja passa le reste de la journée à se demander si elle n'avait pas fait la plus grosse bêtise de sa vie en laissant plus de cinq cent euros de matériel à un garçon qu'elle connaissait à peine. Elle restait figée devant l'écran de son ordinateur portable, la tête vide. Il faudrait que j'y retourne... Il faudrait que j'y retourne maintenant !

Pour ne pas devenir folle, elle se plongea dans le travail en visitant des sites indiquant comment utiliser la spirit box au meilleur de ses possibilités. Elle n'avait jamais obtenu de résultats avec cet appareil censé capter des paroles et des bruits provenant de l'au-delà, au milieu d'un "tchtchtchtch" plutôt irritant à entendre. Adja avait fini par abandonner sa spirit box au fond de son sac. Rendre ses spectateurs sourds et se donner un mal de crâne monstrueux en faisant le montage ne faisaient pas partie de ses passions personnelles.

Alors qu'elle s'apprêtait à retourner devant la Maison Dormeaux, le téléphone de la chambre d'hôtel sonna. L'accueil la prévenait qu'un jeune homme dans un état psychologique inquiétant demandait l'autorisation de monter la rejoindre.

« Si vous ne le connaissez pas, nous appellerons la police.

— Est-ce qu'il a les cheveux bruns ? Des lunettes de vue ?

— Oui, et un gros sac de randonnée.

— Laissez-le monter. »

Adja raccrocha le téléphone et se mit à trembler. Oh non... Il est rentré à pied ? J'espère qu'il a gardé tout mon matériel... Elle se sentait comme une petite fille qui allait se faire gronder par ses parents. Lorsque Léon entra et laissa tomber sur son lit toutes ses affaires en vrac, Adja laissa échapper un soupir de soulagement.

« Tout est en bon état ? lui demanda-t-elle en saisissant la spirit box.

— Je... je..., bafouilla-t-il. J'ai vu... j'ai entendu des choses... »

Adja le laissa se reposer quelques minutes. Passé le réconfort de ne pas se faire crier dessus par Léon, l'envie de l'enfoncer plus bas que terre lui chatouillait la gorge. Elle aurait adoré le presser et le faire culpabiliser de lui avoir fait du chantage, mais il restait un être humain insupportable et fourbe, peut-être, mais un être humain tout de même. Après avoir retrouvé son calme, Léon brancha la carte mémoire de la caméra sur l'ordinateur portable d'Adja et lui montra ce qu'il avait filmé trois heures durant.

« Après ça, j'ai tout remballé et je suis parti, j'ai marché, marché... J'en pouvais plus, j'avais froid... Je ne voulais pas rester là-bas... Tu sais, Sylvana, elle ne m'aime pas du tout...»

Adja n'était pas surprise par cette révélation. Elle regarda la vidéo, concentrée. Léon avait d'abord utilisé le K-II après avoir cherché en ligne sur son téléphone comment l'allumer pour voir s'il fonctionnait en l'absence d'Adja. Son stress était perceptible à l'image, suivi de sa panique lorsqu'il posa des dizaines de questions à Sylvana. Toutes les réponses concordaient.

« À ce stade, commenta-t-il en se tordant les mains, je me suis dit que tu avais peut-être raison mais que j'allais utiliser la planche de ouija. Et là... »

Dans la vidéo, Léon expliquait à voix haute qu'il ne croyait pas au ouija. Pourquoi ? Est-ce qu'il se rendait quand même compte que Sylvana pouvait l'entendre ? Il n'avait même pas posé son doigt sur la goutte qu'elle bougea d'elle-même. Les images étaient claires et nettes : le ouija s'était activé avant même que Léon n'y touche.

« Sylvana a fait un effort surhumain pour te prouver son existence, murmura Adja, impressionnée. Est-ce qu'elle a disparu, après ? Elle était épuisée après le cadenas et l'arrêt de la caméra, elle n'a pas pu s'en remettre aussi vite. Bouger des objets en vrai, c'est très difficile pour les fantômes.

— Elle n'est pas partie, répondit Léon.

— Dans ce cas, je crois qu'elle voulait vraiment te montrer de quoi elle était capable. »

Adja se sentait un peu jalouse de l'acharnement de Sylvana à se faire remarquer par Léon, avant de se souvenir qu'elle le faisait pour elle. Je suis la seule raison pour laquelle elle se donne tout ce mal ! Il faudra absolument que je m'excuse et que je la remercie !

Dans le reste de la séquence, Léon utilisait le ouija avec le doigt sur la goutte, de plus en plus angoissé. Sylvana épelait les uns après les autres des mots effrayants tels que VENGEANCE, MORT, ENFER, VATEN et SORSDICI. Léon n'avait ensuite jamais réussi à allumer la spirit box et ses mains tremblaient trop pour chercher comment faire sur internet. Il avait pris tout le matériel et était parti en courant.

« Bon, conclut Adja, je crois que ça suffira pour aujourd'hui. Tu lui as dit au revoir avec la planche de ouija, au moins ? Je n'ai pas vu ça à l'image.

— Non, j'avais trop peur, admit-il, penaud.

— Tu as bien de la chance qu'elle soit gentille ! le réprimanda-t-elle. Il faut toujours saluer un esprit avant de terminer une séance, sinon il peut te suivre et te hanter ! Heureusement qu'elle s'en fiche et n'a pas envie de rester avec toi.

— Je n'y ai pas pensé, ça semblait tellement... bizarre. Je n'ai pas envie qu'on me voie dans cet état sur internet.

— Tu rigoles ou quoi ? »

Adja croisa les bras et le toisa avec sévérité.

« J'ai été bien sympa de t'emmener dans la maison, où tu m'as fait ton petit cinéma de chantage alors que j'aurais pu passer la journée à enquêter et à aider Sylvana à trouver la paix ! Je t'ai prêté du matériel précieux, je t'ai fait confiance, tout ça pour te faire plaisir, et maintenant tu voudrais te défiler ? Je vais copier cette vidéo et la mettre sur ma chaîne sans aucun montage. Mais je te propose une deuxième solution, si ça te fait si peur que ça : je mets ce qu'on a filmé ce matin et tu t'enregistres en train de dire que tout était vrai. »

Elle vit que Léon hésitait. Il n'y a pas de questions à se poser ! Qui a envie de poster une vidéo de lui où il gémit et pleurniche pendant trois heures ? À un moment, il appelle même sa mère à la rescousse... Mais soudain, trop vite pour qu'elle puisse le stopper, Léon arracha la carte mémoire de l'ordinateur et la rangea dans sa poche.

« Ou alors, on ne met aucune de ces vidéos en ligne et tu me laisses enquêter avec toi.

— Hein ? s'exclama Adja, incrédule. Tu me prends pour une imbécile ? Tu passes des heures à geindre et à pleurer de trouille dans cette maison, Sylvana te déteste et refuse de me parler en ta présence, et tu veux y retourner ? C'est une blague ? »

Elle ferma sèchement son ordinateur et pointa Léon d'un doigt menaçant.

« Tu vas rentrer chez toi par le prochain train et raconter toutes les horreurs que tu veux sur moi. De mon côté, je m'en fiche, je posterai tout ce que j'ai... ton chantage compris ! Parce que oui, j'ai filmé ça aussi, triple buse ! Sors de ma chambre et bon vent ! »

Adja ne se souvenait même pas si elle avait réellement enregistré une telle scène, mais elle ne pouvait que prier pour que Léon y croie. Elle voulut le mettre dehors d'une manière théâtrale et grandiloquente, mais il sortit quelque chose de sa poche.

« Tu sais ce que c'est, ça ? »

Adja resta silencieuse, hébétée. Léon tenait dans sa main une bague en or à peine vieillie par le temps.

« C'était dans l'herbe, devant la maison. Tu veux savoir ce que c'est, hein ?

— Un bijou qui appartenait à Sylvana ? devina-elle, la gorge sèche.

— Exact. Tu veux lui rendre sa bague ?

— Et si c'était à une touriste de 1982 ? Pourquoi Sylvana ?

— Tu veux prendre le risque qu'elle ne retrouve jamais ses affaires ? »

Mais quel enfoiré.


« Dors. »Où les histoires vivent. Découvrez maintenant