Sylvana ne laissait jamais Adja seule. Pas une minute, dans aucune pièce. Elle la suivait partout et regardait ce qu'elle faisait, les objets au travers desquels elle passait. Adja commençait à trouver le temps long.
Léon n'était toujours pas revenu, trois jours après avoir promis de le faire. Avait-il perdu le courage de parler à la police ? Les secondes s'égrenaient si lentement qu'Adja pouvait les voir défiler devant ses yeux. Depuis deux jours, elle évitait de discuter avec Sylvana - pas volontairement, loin de là. Elle s'était enfermée dans une terrible mélancolie entrecoupée d'instants de bonheur à l'idée de vivre avec Sylvana pour l'éternité.
Le reste du temps, elle errait sans but dans la maison et la redécouvrait comme au premier jour, désintéressée, ne retenant aucune information. Son regard se posait sur la belle horloge du salon et Sylvana la talonnait sans un mot, sans doute inquiète qu'elle ne devienne l'une de ces âmes perdues qui finissaient vidées de toute substance. Le néant.
Adja se laissa tomber sur l'une des chaises disposées autour de la table principale de la maison et sentit son pyjama traverser le bois. Elle jeta discrètement un regard vitreux à Sylvana, qui l'imitait sans la quitter des yeux. Adja posa son menton dans ses mains et soupira. Elle voyait, partout dans les crevasses que le temps avait laissées dans le bois, les millions de bactéries qui avaient tué les Dormeaux. Les microbes grouillaient autour de ses coudes et remplissaient la maison de bas en haut, s'insinuaient dans sa tête en passant par ses oreilles...
« Je vois ce que tu imagines, lui fit remarquer Sylvana. Tu devrais arrêter, c'est dégoûtant.
— Je déteste le choléra, marmonna Adja sans la regarder.
— Je ne l'aime pas beaucoup non plus. »
Adja faillit sourire, mais elle était si lasse que la commissure de ses lèvres ne bougea pas d'un millimètre.
« Est-ce que tu es en dépression ? lui demanda finalement Sylvana. J'ai vu ce mot, sur internet.
— Je suis morte.
— Et ça ne changera jamais. Il va falloir que tu t'y habitues. Si tu es toujours ici, cela signifie que tu as envie de rester, alors ne t'inquiète pas. Le temps fera son affaire !
— Je ne sais pas si j'ai vraiment l'impression d'être ici, sincèrement. »
Adja soupira à nouveau et regarda autour d'elle. Rien n'avait d'intérêt. Je ne suis pas chez moi.
« Est-ce que tu veux sortir pour prendre l'air ? Enfin... au moins pour imaginer que tu le prends ?
— Je crois que j'ai envie de rester avec moi-même. »
Sylvana eut l'air offensée mais se retint de se mettre en colère.
« Tu veux que je parte ?
— Non, pas nécessairement... »
Adja se leva avec difficulté, sentant une lourdeur imaginaire dans ses jambes. Elle se dirigea sans un mot à l'étage.
« Oh, tu veux voir ton corps... » comprit Sylvana avec une pointe de soulagement.
Adja acquiesça, incapable de lui dire qu'elle était sa seule lumière au bout du tunnel, que jamais elle ne voudrait rester seule dans l'au-delà après l'avoir connue. Je lui ferai comprendre qu'elle commence à compter pour moi, et qu'elle est bien plus qu'un simple fantasme paranormal. La vague indignation qu'elle ressentait à son égard pour l'avoir tuée n'était rien face à l'attachement qu'elle éprouvait pour elle : Sylvana avait été son passeur, la femme qui l'avait sauvée de la folie en lui apprenant à vivre après la mort.
Adja s'assit sur le lit où était toujours allongé son cadavre. Ses paupières n'étaient pas restées fermées après la tentative de Léon de lui donner un visage paisible. Ses yeux vides se perdaient quelque part vers le plafond.
« Je te l'ai déjà dit, mais si cela peut te rassurer, toi aussi tu as l'air plus vivante après la mort.
— J'ai l'air plus vivante qu'un cadavre ? Sacré scoop...
— Non, même avant ! Tu as pris conscience du cadeau de la conscience, Adja. Tu connais et maîtrises tout ce qu'un corps sait faire pour le réinventer, tu es supérieure à celle que tu étais auparavant. »
Adja était partagée entre l'envie de la gifler et celle de l'ignorer. Elle prit une troisième direction.
« Il n'y a rien de mieux que la vie, Sylvana. La mort empêche peut-être la vie d'empirer selon certains, mais elle annule toute possibilité que les choses s'améliorent. Je n'ai plus d'avenir ! J'arriverai à m'en remettre dans quelques mois, sans doute, mais je regretterai toujours de ne pas avoir vécu plus longtemps. N'essaie pas de me faire croire que c'était une bonne chose. Personne ne devrait mourir sans le vouloir, et personne ne devrait le vouloir tout court. Je ne pense pas que la vie soit une étape, elle est tout ce que nous avons pour l'éternité. Est-ce que tu comprends ? »
Sylvana regarda quelques secondes les yeux vitreux du corps d'Adja et murmura :
« Je voulais simplement te rassurer.
— Tu as déjà fait tout ce que tu devais faire, Sylvana. Tu m'as aidée à ne pas devenir folle, tu m'as accompagnée, et je te remercie pour tout. »
Finalement, je n'aurai pas attendu très longtemps pour le lui dire...
« Je ne veux pas te voir dans cet état, marmonna Sylvana en tripotant nerveusement le col en dentelle de sa robe.
— Le temps passera, ce n'est plus à toi de me sauver. L'amour n'est pas fait pour ça. »
Sylvana piqua un fard mais ne poursuivit pas la discussion : elle avait compris que le moment n'était pas bien choisi pour se transformer en séductrice.
Adja déplaça avec une intense difficulté le drap pour se voir de haut en bas, dans les vêtements avec lesquels elle avait quitté ce monde. Le silence assourdissant de la chambre lui rappela que plus personne ne respirait en cet endroit, mais que quatre personnes de chair et d'os viendraient peut-être dans les heures à venir - ses parents, sa grand-mère et Léon.
Comme si le destin l'avait entendue, le bruit d'une voiture se garant devant la Maison Dormeaux parvint à ses oreilles. Sylvana remonta le drap jusqu'au menton du corps d'Adja par réflexe et la fixa avec intensité.
« Est-ce que tu vas rester ?
— Je ne veux pas voir ça, je ne peux pas voir ça...
— Sors par la fenêtre, va dans la forêt, marche jusqu'à ce que ton esprit s'épuise. Je serai à tes côtés quand tu te réveilleras.
— La police est là aussi, souffla Adja en entendant des voix d'hommes qu'elle ne connaissait pas.
— Pars ! »
Adja crut distinguer le timbre affolé de sa mère et celui de Léon et courut vers le mur. Elle se retrouva de l'autre côté de la maison, les pieds dans le vide, à plusieurs mètres de l'herbe, et se laissa atterrir sans aucune grâce. Elle fit le tour de la bâtisse et vit la voiture de son père à côté d'une camionnette de la police municipale. Deux femmes en combinaison blanche sortirent du véhicule et entrèrent dans la maison à leur tour. La police scientifique... Adja déglutit et s'enfuit dans la forêt.
Les branches qui auraient dû fouetter son visage la traversaient sans peine, et elle n'était pas sûre d'apprécier cette sensation. Je ne suis plus rien, je ne suis personne ! Elle s'épuisa en forçant les feuilles mortes à bouger sous ses pas, enragée de les voir si immobiles. Ses pieds ne quittèrent bientôt plus le sol et elle tomba à genoux, éreintée, comme lorsqu'elle se réveillait d'une anesthésie générale. Adja revit les infirmières se pencher sur elle après son opération des amygdales.
Elle éclata de rire et regarda les insectes caracoler dans l'herbe autour d'elle, incapables de la voir, euphorique et rompue.
Adja s'endormit par terre avant d'avoir le temps de penser à sa famille.
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« Dors. »
ParanormalAdja est une chasseuse de fantômes... mais ses vues et commentaires sont dus à son excellent montage dynamique, pas à ses talents de chasseuse. Adja n'a en effet jamais immortalisé de phénomènes paranormaux et n'hésite pas à extrapoler le moindre br...