« Prends une photo, prends une photo !
— Mais... on va rien voir !
— Retire le flash ! »
Adja éclata de rire et poussa gentiment l'épaule de Sylvana.
« Tu as fait fort, là.
— Ils voulaient du spectacle, ils en ont eu. » répliqua-t-elle avec une fausse moue hautaine.
Les deux sœurs prirent en photo ce que Sylvana avait tracé dans la buée du miroir de la salle de bains, effrayées mais surexcitées d'être dans la même pièce que deux fantômes. Rachel et Maëva étaient les deux pensionnaires de cette première semaine de Toussaint, avec leurs deux parents et une vieille tante curieuse.
« Elles vont croire que tu veux les tuer, avec cette tête de mort, remarqua Adja.
— Peut-être que c'est ce que je vais faire. J'en ai marre de ces gamins qui viennent chercher le grand frisson. »
Adja lui jeta un regard inquiet, mais Sylvana souriait de toutes ses dents.
« Je plaisante, c'est vraiment drôle de les voir trembler... »
Sylvana décida d'aller réveiller les parents des deux jeunes filles en leur lançant des copeaux de bois, méthode qui ne plaisait pas beaucoup à Adja. C'est mieux que des cailloux, mais quand même... Pourquoi veut-elle toujours jeter des choses à la figure des gens ? Même si Sylvana avait des habitudes discutables en terme d'épouvante, la vie éternelle à ses côtés n'avait presque que des avantages. Elles n'étaient pas constamment entourées de Touristes du Paranormal ou de scientifiques et passaient du temps à discuter de tout et de rien, comme un vieux couple.
La famille d'Adja avait dû faire face à une horde de journalistes et d'experts en ouvrant la Maison Dormeaux aux visiteurs, et la nouvelle avait traversé le monde entier. Au bout de trois ans, plus personne ne doutait de l'existence du paranormal. D'autres lieux hantés avaient rapidement proposé le même type de séjours au public. Adja se sentait terriblement jalouse de ne pas pouvoir dormir dans un hôpital désaffecté, confinée dans la Maison Dormeaux sans pouvoir s'en éloigner.
« Tes parents reviendront à Noël, n'est-ce pas ? lui demanda Sylvana, qui venait de répandre le bois et la terreur dans la chambre des adultes.
— J'espère que oui. Ils ont beaucoup de travail, en ce moment.
— Encore une maison qui ouvre ?
— Une forêt entière ! J'aimerais tellement voir ça... »
Sylvana la saisit par la taille et l'embrassa sur la joue.
« Allez, on a tout ce qu'il faut ici. N'oublie pas que nous sommes des vedettes ! Imagine tous ces fantômes, un peu partout, qui voient à travers les téléphones des passants qu'il existe des maisons où on s'intéresse à l'au-delà... Mais pas chez eux. Ils doivent être terriblement seuls, et je sais de quoi je parle. »
Adja se blottit contre elle, heureuse qu'elle tente de la réconforter, mais légèrement amère. J'ai peur que dans dix ans, tout ça ne me suffise plus. Elle était persuadée que sa famille ne passerait pas l'éternité avec elle, que ses parents comme tant d'autres finiraient leur vie dans un hôpital ou loin de cette maison, et que son existence ne serait plus qu'un long cauchemar lorsque les gens se désintéresseraient du paranormal. Comme si elle l'avait entendue penser, Sylvana la serra plus fort.
« Si nous en avons assez, nous pourrons toujours arrêter de défier Dieu. »
Adja ne se voyait pas disparaître. Perdre son enveloppe corporelle n'était pas un sacrifice plus effrayant que voir sa conscience s'évanouir dans le néant. Elle ne répondit pas et songea que cette décision était une forme de suicide. Mourir par hasard n'avait pas été une expérience des plus agréables, mais partir sciemment... La différence avec la vie, c'est qu'elle a une date naturelle de péremption... Elle serra les dents, incapable de trouver une solution à ce problème. J'y repenserai dans cinq siècles, pas avant.
« Ton cerveau a été en ébullition pendant quelques minutes, remarqua Sylvana.
— Il s'est calmé. Est-ce que tu veux aller voir la tante, maintenant ?
— Du moment qu'on ne la violente pas trop, ça me va. Je ne voudrais pas partager la maison avec son fantôme, ce qu'on fait risquerait de la choquer. »
Adja leva les yeux au ciel et soupira en riant. Incorrigible.
~
Trois jours plus tard, la famille de Rachel et Maëva fit ses valises et retourna dans le Finistère. Encore des clients satisfaits ! Ils avaient même demandé à Sylvana de raconter quelques détails de sa vie via la spirit box, une attention assez rare pour être célébrée. La majorité des résidents attendait qu'on leur serve sur un plateau quelques portes qui claquent, des conversations sans intérêt avec une planche de ouija, rien de très profond. Passée la surprise de la vie après la mort, il ne restait que le divertissement.
Adja s'apprêtait à accueillir les prochains touristes, mais une voiture de luxe bien connue de la sphère médiatique se gara dans l'allée centrale réaménagée.
Léon était devenu l'un des plus jeunes chefs d'entreprise du paranormal. Il avait à l'origine voulu aider la famille d'Adja, qui n'aimait pas se trouver sous le feu des projecteurs, et avait pris goût au marketing. Léon avait perdu toute trace de scepticisme et n'hésitait pas à discuter avec les fantômes de toutes les maisons qu'il ouvrait au public, désirant trier les esprits enthousiastes des esprits malsains. Lorsqu'un fantôme ne trouvait pas la paix, il l'aidait même à comprendre les circonstances de son décès pour qu'il puisse enfin partir.
Léon entra sans frapper, portant le même blouson que d'habitude. Seule sa voiture prouvait qu'il avait assez de billets pour les accumuler dans sa maison et manquer d'oxygène. Il sortit une planche de ouija, ce qui surprit Adja et Sylvana.
« Pourquoi ? fit Adja en secouant la tête. On a sorti des spirit box d'excellente qualité, et il utilise une planche ? »
Léon leur demanda à voix haute si elles étaient présentes. Elles poussèrent la goutte pour répondre positivement.
« Bon, déclara Léon en croisant les bras. Je n'ai pas de questions à vous poser, je voulais juste être certain que je vous avais appelées toutes les deux. J'ai eu du mal à réserver six chambres à la suite sans gêner les touristes, mais vous allez pouvoir tester en avant-première mon nouveau service... le TYGO, Take Your Ghost Out. »
Adja écarquilla les yeux mais n'osa pas laisser l'espoir la submerger. Ce serait une maigre consolation face au vide de son existence. Ça n'a rien à voir avec ma vraie vie et mes projets, j'aurais pu faire autre chose que rester enfermée ici... Adja ne se remettrait jamais de sa mort.
« Pour que les fantômes soient satisfaits de travailler gratuitement pour moi, j'ai longtemps cherché une contrepartie... Et puis je me suis souvenu de ma propre erreur, quand j'avais emmené Sylvana contre mon gré avec la planche de ouija.
— On va se promener partout avec quelqu'un qui ne nous saluera pas ! s'exclama Adja. On va sortir ! »
Sylvana rayonnait.
« Beaucoup de clients m'ont écrit pour dire qu'ils aimeraient faire se rencontrer certains fantômes et écouter leurs conversations, expliqua Léon. Vous êtes tous des stars internationales, les gens écrivent même des fanfictions sur vous... Je pense que ce service sera une bouffée d'air frais pour tout le monde. Qu'est-ce que vous en pensez ? »
Adja et Sylvana se battirent avec la goutte pour exprimer leur joie.
« Alors, prêtes pour votre voyage de noces ? »
La goutte s'écrasa sur le "Oui".
« Dans ce cas, je ne vous salue pas. » conclut-il en rangeant la planche dans son sac.
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« Dors. »
ParanormaleAdja est une chasseuse de fantômes... mais ses vues et commentaires sont dus à son excellent montage dynamique, pas à ses talents de chasseuse. Adja n'a en effet jamais immortalisé de phénomènes paranormaux et n'hésite pas à extrapoler le moindre br...