Chapitre 5

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Jack

Il me reste exactement trois minutes avant le Gong. Et la sortie la plus proche se trouve à un niveau plus bas, de l'autre côté de la Tour.

Réprimant une légère angoisse, je dévale les escaliers de secours et traverse l'étage en courant.

La sortie se trouve au bout du couloir, dans lequel trépignent une cinquantaine d'agents. Principalement des messagers et espions. Tous de la génération 30, les plus anciens. Je me fond dans la masse en maudissant Dawkins. S'il essaye à nouveau de me faire manquer à l'appel...

- Jack ! souffle quelqu'un, sur ma gauche. Que fais-tu ici ?

Je salue Neal, un vieil adversaire de l'arène. Crâne rasé, peau sombre et aussi massif qu'un taureau, il est l'un des meilleurs démolisseurs que je connaisse.

- Un petit imprévu, je réponds avec un sourire en coin.

- Tu ne changes pas, à ce que je vois. Où travaille-tu, cette nuit ?

- En Ecosse. Un laboratoire doit être rasé d'ici demain matin.

- Veinard ! Moi, je ne fais jamais que le tour du quart...

Sa phrase est coupée par un grondement sonore, lourd et grave, qui se répand dans notre couloir, diffusé dans tout les boyaux de l'agence ainsi que, je le sais, dans chaque secteurs des New Kingdoms. 
Le Gong.
Un silence de mort relaye les chuchotements fébriles. Nous regardons tous brusquement devant nous, l'instinct en alerte.

C'est l'heure.

Dans un lourd claquement de fer, le garde fait coulisser l'énorme sas qui ronfle au fond du cul-de-sac. Une violente rafale d'air frais me fouette aussitôt le visage, chargé d'une odeur que je savoure. Un mélange de rouille et de nuit. Un aperçu de liberté.

Neal trépigne d'excitation à côté de moi. Il m'évoque un taureau qui prend son élan, prêt à charger. Un petit sourire me tord les lèvres. Je serre et desserre mes poings, frissonnant sous l'adrénaline qui se réveille dans mes veines.

Chacun retient son souffle lorsque le garde lève la main, comptant les secondes qui nous séparent de minuit. Son calme apparent m'amuse. Il fait comme s'il n'y avait pas une centaine de regards avides pendus à son geste.

5...4...3...2...

Le garde baisse abruptement sa main et se dégage aussitôt du passage : c'est la ruée vers l'extérieur.

Tout comme les autres, je me jette au-dehors et inspire à grande bouffées. Les immenses constructions de la capitale m'entourent comme dans une cage, mais je peux voir un ciel constellé d'étoiles au-dessus de ma tête.

J'observe les Enfants de la Nuits envahir les New Kingdoms. La plupart d'entre eux sortent encore des différents niveaux de la Tour, courant par centaines le long des ponts routiers. Les plus rapides sont déjà en train de coloniser les terrasses environnantes. Certains escaladent les multiples ascenseurs pour accéder aux riches quartiers, d'autres empruntent les grand-roues les plus proches. Le paysage nocturne semble prendre vie sous les milliers d'agents qui s'y répandent.

Une ombre se sépare du flux pour escalader un vieux gratte-ciel. La construction abandonnée n'est plus très sûre ; la structure vétuste vacille sous chaque rafale, et des poutres de fer s'en détachent régulièrement. Une seule personne s'y risquerait.

Wendy remonte le long des chambranles rouillés et se hisse sans difficulté sur tout en haut de l'édifice. Accroupie sur les tuiles, les pans de son long manteau claquant au gré du vent, elle domine la ville de tout son charisme. Je ne peux détacher mon regard d'elle.

Elle parcoure le paysage d'un bref coup d'oeil aiguisé, avant de se jeter dans le vide.

La chasse est ouverte.

Ne sortez pas de chez vous la nuit, chers habitants. La Louve rode.


ϖ 


Comme prévu, Jasper m'attend sur la cinquième route. Je le trouve couché le long des parapets, une jambe dans le vide.

- Alors ?

- Pas de nouvelle mission, l'informé-je. Dawkins voulait me faire passer un contrat.

- L'as-tu accepté ?

- Pas encore. Je dois le faire languir un peu.

Il acquiesce, sans en demander plus. Un contrat du Major n'est pas à prendre à la légère : bon gré, mal gré, tout agent digne de ce nom respecte cette confidentialité.

- Comment se rend-t-on en Ecosse ?

- En jet, mon vieux. Il nous attend dans à l'ouest de la Tour, sur la 121ème plateforme.

Nous jetons tout les deux un oeil au monstre de fer face à nous. La Tour de Contrôle n'est jamais aussi impressionnante que vue de près : toute entière dans la fonte d'acier, elle s'érige, s'étire, s'impose entre les maigres squelettes de ferraille qui gisent dans le périmètre. Personne ne sait où elle commence, sa base étant dissimulée par le Stratocumulus, à des couches de nuages d'ici, tout comme personne ne sait où elle finit : le fer noir pointe trop loin dans la nuit, se perd dans les étoiles. 


Le coup d'oeil malicieux que me lance Jasper me sort de ma contemplation. Ce lézard ne perd jamais une occasion !


Il a à peine le temps d'esquisser un geste que je me rue vers les parapets.

- Le premier arrivé pilote ! m'écrié-je avant de m'élancer dans le nuage sous le pont.

Pendant une fraction de seconde, je ne vois plus rien, puis la vue béante de la cité de fer s'ouvre sous mes pieds.

- Tu n'as aucune chance, tigrou, même si tu triches ! lance la voix de Jasper.

Il apparait au-dessus de moi et nous nous défions du regard. Le grappin me démange sous ma main, mais je ne le jetterai que lorsque Jasper s'y sera résigné le premier.

C'est un petit jeu auquel nous nous livrons depuis aussi longtemps que je m'en souvienne.

Hilares, nous nous engouffrons dans la brume nocturne, en chute libre face aux milles et unes lumières de la Capitale.

Les Enfants de la NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant