Wendy
Jack ne tient plus en place.
Nous avons abandonné nos slideboards en évidence le long des rails du train 67, histoire de ne pas les chercher au cas où nous sommes en retard pour le retour. J'ai beau respecter scrupuleusement les horaires définis par l'Agence, je n'ai pas la moindre confiance en la ponctualité du tigre : il vaut donc mieux prévoir une marge d'erreur d'au moins... Disons 30 minutes.
Je marche derrière Jack le long d'un ultime couloir rouillé et humide. Cela fait quelques minutes que l'angle de ses pas s'ouvre, m'obligeant presque à trottiner pour le suivre.
Je réfléchis actuellement à la manière dont il va falloir brider les pulsions suicidaires de mon nouveau partenaire : si les planches électromagnétiques étaient déjà un défi de vitesse pour lui, que fera-t-il une fois dans un flotteur ?
J'aurais bientôt ma réponse : le couloir nous vomit alors droit dans une petite salle ronde et froide, en proie à de violents courants d'air. La lumière y est éblouissante, et nous sommes forcés de mettre nos mains en visière pour préserver nos rétines du sourire machiavélique de la lune, suspendu tout en haut du puit.
Nous nous trouvions tout au fond, l'ombre de nos silhouettes glissant sur les pavés poussiéreux. Une légère trace de pas saccadée et vieille de quelques heures marque un aller-retour jusqu'à une porte métallisée : nos flotteurs ont donc bien été entretenus.
- A toi l'honneur, dis-je inutilement alors que Jack se précipitait déjà pour ouvrir la porte et en sortir un petit caisson de fer et de tissus comprimés.
- Tiens ! fait-il en me lançant un autre caisson.
Je l'attrape d'une main et, tout comme Jack, je tire sur le petit loquet rouge situé en son centre.
Nous jetons aussitôt les caissons à terre, les laissant se déformer dans un petit concert de coups secs métalliques. La couchette s'allonge en première, suivie des 2 pédales qui sursautent au bout comme des champignons, puis des leviers de vitesses qui jaillissent des accoudoirs et du repose-tête avec son cache oreille. Et enfin, en un énorme "clac", les voiles se tendent en flèche juste au dessus, noires et souples.
Sous nous yeux, 2 flotteurs dernier cri, cachetés du "A" de l'Agence, trônent sous l'envol nuageux de la poussière.
- Je crois que c'est le plus beau jour de ma vie, souffle Jack, les yeux avides.
Et il se précipite sur sa couchette, m'arrachant un sourire amusé. Je ne comprendrai jamais la fascination masculine pour les véhicules : même Orwald, même Adrian, posait ce regard sur son flotteur lorsque nous partions en mission ensemble. Il y a vraiment encore un enfant émerveillé dans l'âme des garçons.
- Allez, dépêche-toi ! me crie Jack d'une voix étouffée, tambourinant contre la bulle de verre qui recouvre désormais sa couchette.
Je me dépêche de prendre place sur la mienne (sous les bruits de moteurs impatients de Jack), insupportablement consciente qu'il serait très capable de partir sans moi.
A peine suis-je allongée contre mon semi-dossier qu'une vitre de verre descende le long de ma couchette, me coupant des bruits parasites. Je mets en place mon cache oreille et l'allume d'un effleurement sur le micro.
- Louve à l'appel. Est-ce que Tigre me reçoit ?
Un violent éclat de rire me vrille brutalement les tympans, et j'arrache aussitôt mon cache-oreille, sonnée.
De l'autre côté, je vois Jack qui se tord de rire dans son flotteur.
Choquée et agacée, je répète dans le micro :
- Louve à l'appel. Est-ce que l'Imbécile me reçoit ?
Puis je remets précautionneusement mon cache-oreille, prête à réagir à toute autre tentative de viol auditif.
- Préviens-moi, la prochaine fois que tu me sors un truc du genre ! rétorque-t-il, toujours hilare.
- Je crois que je viens de perdre 10 pour-cent d'audition, fais-je, glaciale. Démarre maintenant, et reste derrière moi. Je ne pourrais pas supporter ta vue une seconde de plus.
Et sur ces délicates paroles, je redresse mon levier et appuie sur la pédale de gauche - celle de l'accélération.
Les réacteurs, bien que silencieux, suivent le geste au quart de tour et je me sens brusquement projetée à la verticale. Mon flotteur remonte en flèche le long du puit puis se jette à travers le ciel étoilé. Je le remet à l'horizontal et, sans prendre la peine de vérifier que Jack me suit, accélère de 4 vitesses supérieures.
- Tu prends ta revanche, on dirait ! s'exclame la voix grave de Jack dans mon cache-oreille. Serais-tu rancunière, Wendy ?
- Ce n'est pas une course. Ne fais pas l'idiot et reste aligné.
- Bien sûr que c'est une course. C'est la course à la Wendy, même ! Qui attrapera la Lou-ve ? commence-t-il à chantonner. Qui attrapera Wen-dy ?
- La ferme.
- C'eeest l'Imbé-ci... Oh ! fait-il alors. On peut voir les autres agents, en bas !
Bon sang, il est plus insupportable encore que ce que j'avais prévu.
C'est fini. Dès que Daryl Newton sera froid, j'irai parler à Wallace et il me remettra avec Adrian. Ce n'est pas possible autrement.
- Ah, je pense que j'aperçois Jasper. Il courre comme un goret, le con, commente-t-il d'un ton railleur.
Je n'ai pas besoin de jeter un regard en bas, mais vérifie tout de même dans mon rétroviseur que Jack ne dévie pas pour admirer le paysage - ce qu'il fait, bien entendu.
- En ligne, Tigre ! aboyé-je.
- Tu as raison. "En ligne, Tigrou !" répète-t-il en prenant une voix aigüe.
Et il se met à chanter ça pendant tout le trajet, le sourire dans la voix.
Au bout d'une demi-heure, je décide de perdre un peu d'altitude pour retrouver la dentelle citadine, là où l'architecture est encore suffisamment dense : le flotteur passe plus difficilement dans des zones si confinées, et je trace expressément un chemin compliqué entre les roues et les ascenseurs, espérant que la concentration du pilotage le fasse taire.
Que nenni.
Sa créativité musicale est plus redoutable encore que ce je ne croyais. Et lorsqu'il entame un trentième refrain de "Tigrou, le chasseur à Wendy qui n'était pas aligné", j'expire un grand coup et arrache à nouveau mon cache-oreille. En plein vol, cela nous est strictement interdit, à l'exception des cas d'urgence.
J'estime là qu'il s'agit bel et bien d'un cas d'urgence.
Au bout d'une heure et 32 minutes, nous parvenons finalement à la frontière du territoire de Dustbury. Les buildings y sont plus minces et plus nombreux mais, contrairement à la capitale, ils sont habités. La preuve en est les myriades de petites lumières clignotant un peu partout à travers l'embroglio de passerelles suspendues et de terrasses regorgeant de petits bars et cafés. Tout est fermé, à part les étages résidentiels, bien entendu.
Le Gong a déjà retentit depuis 2 heures : les enfants doivent être au lit, les adultes doivent fermer leurs rideaux et la ville entière doit trembloter, craignant que la Tour n'envoie les Enfants de la Nuit chez elle.
Or ce n'est pas tout à fait le cas.
L'ambiance ici est trop détendue, un brin trop légère. Ce n'est pas entièrement silencieux, pas comme au centre des New Kingdoms. Ici, c'est une région qui se croit éloignée du danger puisqu'éloignée de la Tour.
Les habitants de Dustbury vont comprendre ce soir que le Maréchal peut toucher n'importe qui à distance.
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Voili voilou ! Désolée, ce chapitre est un peu court, mais je suis obligée de couper ici pour le chapitre suivant :D
--> La musique est plus en rapport au caractère infernal et décadent de Jack et moins à la scène ;)
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Les Enfants de la Nuit
Science FictionNew Kingdoms, an 3324. L'Angleterre n'est plus que mécanique, fer et nuage. Les cités s'élèvent au fil des progrès technologiques et la terreur y règne en maître. Une journée d'anarchie, une nuit de cauchemars. Tant que le soleil brille, chacun est...