Je ne mangeais plus, je ne me levais plus, je ne parlais plus. Je sais même pas comment je faisais mes besoins : Dans mon lit ? Peut-être que je ne les faisais pas puisque je ne mangeais pas ! Bientôt il n'y eu plus que du brouillard autour de moi, en moi. Parfois j'apercevais maman qui essayait de me faire manger à la petite cuillère. Ses soupes et ses compotes qu'elle tentait de me faire avaler dégoulinaient sur mon menton. Dans mon brouillard, je voyais son visage, lointain, flou, inaccessible.
Je n'aspirais qu'à une chose, m'éteindre, disparaître en moi, ne plus être.
Un jour, j'ai ouvert les yeux ; il y avait une clarté insolite dans ma chambre. Non, je n'étais plus dans ma chambre. J'étais dans un lit d'hôpital, attachée avec une série de tuyaux. Un mal de ventre lancinant m'avait réveillé. J'étais dans un bain poisseux et tiède.
Au bout de je ne sais combien de temps, le temps n'existait plus, je flottais dans ma douleur, quelqu'un est entré. Une femme en blanc. Elle m'a parlé. Elle a soulevé les couvertures, m'a palpé le ventre. Un flot tiède a jaillit de mon sexe et s'est répandu entre mes jambes. Elle a soulevé ma culotte. Je me suis aperçue que j'avais une serviette périodique. Elle l'a regardé, elle a crié !
« Merde ! Ça saigne, elle nous fait une hémorragie ! » Elle est sortie rapidement et revenue avec une troupe de gens en blanc. On m'a posé un nouveau tuyau. Elle a enlevé la couche sanguinolente d'entre mes jambes et en a remis une propre.
« Alors ma petite, ça va mieux ? » me demanda l'infirmière en m'essuyant le front. J'étais couverte de sueur ; pourtant j'avais très froid. Petit à petit je sentais le mal de ventre refluer, une sorte de bien être m'envahir comme si je flottais sur un nuage.
Elle est sortie et je me suis retrouvée seule. Je me suis endormie. A mon réveil l'infirmière était à nouveau là. Elle changeait les flacons des perfusions.
« C'est quoi tout ça ? » j'ai eu la force de demander. « Pourquoi je suis là ?»
« Ça fait un bon mois que t'as rien mangé ou presque. Ce flacon-là c'est du glucose pour te remettre sur pieds. »
« Et l'autre ? »
« C'est contre le mal de ventre. »
« Pourquoi je saigne tant ? »
« T'as avorté... »
Un coup de poignard m'a traversé le ventre. Un flot d'images a explosé dans mon crâne. Un grand vide c'est creusé soudain en moi et je suis tombée dedans en hurlant. Je me suis mise à donner des coups de pieds, des coups de poings, les tuyaux se sont arrachés, le sang a giclé. Une horde blanche a pénétré dans la chambre. Je me suis débattue mais ils ont fini par m'immobiliser sur le lit j'ai senti qu'on me piquait dans la cuisse et tout mon corps se transforma en coton. Rideau.
Après, j'ai erré dans un autre monde. J'étais plus moi. Je me voyais faire des choses mais ce n'était pas moi qui commandait ; c'était les autres. Quand on me disait de m'asseoir, je m'asseyais, quand on me disait l'aller faire pipi, j'allais faire pipi, quand on me disait de manger, je mangeais. Je savais plus ce que c'était que de vouloir. J'étais une chiffe molle. A un moment, on m'a fait habiller et sortir de la chambre. On m'a fait traverser des couloirs, un grand hall, passer la porte. La lumière du soleil m'a aveuglée. On m'a fait descendre des marches et monter dans une voiture. On traversait une ville ; des immeubles défilaient. On est arrivé en campagne ; des champs et des prés verts et le gris du ciel. Une forêt, un mur. Au bout du mur un énorme portail de fer qui s'ouvre, une longue allée et un château au bout. La voiture s'est arrêtée. On m'a fait sortir et monter sur le perron. On m'a fait entrer dans un hall avec un grand escalier en pierre et on m'a mené dans une chambre. Une chambre d'hôpital aux murs couleur pastel dans un château de princesse au bois dormant. On m'a fait asseoir et on m'a laissé là et je suis restée.
Je ne pourrais pas raconter ce que j'ai fait là. En fait je ne faisais pas, on me faisait faire. Je crois que ma mère est venue, plusieurs fois peut-être. Tout était gris ; des fantômes blancs s'agitaient parfois, disparaissaient. Il n'y avait plus de temps ; il n'y avait plus que le vide à la place de moi.
Je ne sais pas comment je suis sortie de cet état. Un jour j'ai vu le ciel. Il était bleu avec des petits nuages blancs en forme de moutons. Et la sensation de l'air qui piquait ma peau, aussi.
« C'est beau ! » J'ai pensé.

VOUS LISEZ
Mom' pour la vie
RomanceEléna a quinze ans quand commence son histoire. C'est la rentrée. Dans la cour du lycée, les yeux de toutes les filles sont braqués sur Mohamed, dit Mom'. Le thème du passage de l'adolescence est traité avec beaucoup de justesse. La vulnérabilité...