J'ai commencé à voir les gens, les choses, à comprendre. J'étais dans un asile de fous ; même si on appelle plus ça comme ça. Une maison de convalescence spécialisée. Tous les pensionnaires étaient très calmes, le regard absent, le dos voûté, les pieds qui traînaient. Sages et obéissants. Des zombies ; comme moi. Parfois un cri déchirait le silence. Une course feutrée traversait un couloir. Un claquement de porte assourdi, puis plus rien.
J'avais l'impression d'être dans une prison. C'est mon corps qui était la prison ; il était si lourd. Je me sentais comme du chiffon. Bouger un pied demandait un effort surhumain, lever un bras était un exploit. Je ne sais pas comment je faisais pour me lever. Souvent c'était l'infirmière qui venait. Elle me disait ce que je devais faire ; je le faisais. Ma tête était comme une bouillie, ma bouche aussi. Si j'avais eu envie de parler j'aurais pas pu : ma langue occupait toute ma bouche comme une grosse boule de coton spongieuse. Mais je n'avais envie de rien. J'étais pas ici ; j'étais ailleurs, je sais pas où ! Très loin. Je me voyais, sur un lit assise, à attendre je ne sais pas quoi, qu'on vienne me dire ce que je devais faire. Ma vie c'était arrêtée un jour et je ne savais plus pourquoi. Pourquoi je n'avais plus eu envie de la poursuivre.
« C'est beau ! » j'ai dit en voyant les arbres scintillant de gel et le ciel d'un bleu pâle et intense. Je ne sais pas comment j'ai réussi à dire ça. Fallait vraiment que ça veuille sortir de moi. Moi, je ne savais plus ce que ça signifiait, vouloir.
Mes journées passaient, assise sur le lit. Parfois on nous amenait dans une salle d'activité, avec des vélos, des barres, des ballons... On me demandait de pédaler ou de lancer la balle à un autre fantôme. Vite fatiguée, les bras trop lourds, les pieds qui n'arrivent plus à bouger. On me ramenait dans la chambre. D'autres fois on nous emmenait dehors, pour une promenade, quand il faisait beau. Une fois, il y avait de la neige. Ça scintillait ; la lumière a coupé le brouillard qui flottait dans ma tête. J'étais bien.
« C'est beau ! » J'ai dit. L'infirmière m'a regardée ; je l'ai regardée ; nous nous sommes vu nous voir. Elle était toute menue malgré sa doudoune avec un visage plein de tâche de rousseur. J'ai voulu les toucher mais elle a reculé en protégeant son visage. Mon bras est retombé comme une masse. On est rentré.
A partir de ce jour, le coton dans ma tête a commencé à se défaire. J'arrivais à voir des choses et parfois à vouloir : à boire, à sentir que j'avais envie de faire pipi ou que j'avais faim. On m'a enlevé la couche, la nuit. Quand je voulais aller dehors, je pouvais demander et l'infirmière m'accompagnait. Une fois je lui ait même demandé son nom : Odile.
Un jour, ma mère est venue. Enfin, je pense qu'elle a dû venir souvent, mais cette fois-là, je m'en souviens, je l'ai vue. Quand elle est entrée dans ma chambre, c'est comme si une tempête rugissante dévastait soudain mon intérieur. C'était une douleur insupportable. Il fallait qu'elle sorte de moi, que je la détruise. J'ai hurlé, je lui ai sauté dessus. Je sentais le sang dans ma bouche. Mes oreilles tintaient. J'entendais, très loin, un hurlement, et quelqu'un qui pleurait en répétant « Elena! Calme-toi ! Non ! Eléna, mon bébé... »
Un groupe de gros bras a fait irruption. Ils m'ont ceinturé. Un piqûre dans l'épaule et je basculais à nouveau dans le vide.
Est-ce que je me réveillais ? A nouveau cet épais coton dans la tête, la langue en pâte à papier, le corps en chiffon. La nausée qui tuait l'envie.
L'envie de quoi ?
Odile est revenue. Cette fois elle s'est laissée caresser le visage. « C'est joli » J'ai dit en comptant ses taches de rousseur. J'élargissais ma conversation. Elle me parlait. Je n'arrivais pas à entendre ce qu'elle me disait. En fait je le compris à cet instant : entendre ce qu'elle me disait me demandait trop d'attention, de concentration et je n'y arrivais pas. Soudain, ça m'a fait très peur. Je l'ai regardée avec effroi.
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Mom' pour la vie
RomanceEléna a quinze ans quand commence son histoire. C'est la rentrée. Dans la cour du lycée, les yeux de toutes les filles sont braqués sur Mohamed, dit Mom'. Le thème du passage de l'adolescence est traité avec beaucoup de justesse. La vulnérabilité...