Ça fait une semaine que j'attends ce moment. Ou que je le crains. Samedi dernier, tu es parti après que je t'aie dit "désolé." Et je ne sais pas si tu vas venir, ou si tu as trop honte que je connaisse ton secret. Je ne sais pas si tu vas vouloir en reparler, ou si tu vas faire comme s'il ne s'était rien passé. Je ne sais plus rien, et ça m'énerve. J'avoue ne pas trop avoir compris, au début, le rapport entre ton histoire et le fait que t'aies essayé de tuer le gamin avec ton simple regard, mais j'ai fini par saisir. En chaque gosse, tu vois le fantôme du tien, c'est ça ? Ça doit pas être simple tous les jours. La porte s'ouvre, à dix-huit heures, dix-huit minutes et cinquante-neuf secondes. Tu as failli être en retard. Je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit que tu me lances "tu n'as pas intérêt à avoir pitié." Ce qui me fait éclater de rire. Tu es vraiment drôle, parfois. Connard.
-Tu penses vraiment que je vais avoir pitié ? Avec tout ce que tes potes et toi m'avez fait subir au lycée ? D'accord, c'est triste ce qu'il t'est arrivé, mais ce n'est pas ça qui va me faire avoir pitié de toi.
Tu souris, de ton sourire que tu ne réserves, j'en suis sûr, qu'à moi. Je crois qu'avec ce sourire, tu me remercies. Je nous fais couler un café, pendant que tu enlèves ton manteau et ton bonnet avant de les accrocher au porte-manteaux, sur ta branche. Puis tu attrapes au vol mon pull que je te lance, avant de t'asseoir sur mon vieux fauteuil. Je te donne l'une des deux tasses et me hisse sur le comptoir. Tu as l'air hésitant, comme si tu voulais dire quelque chose mais que tu n'osais pas. Ou alors, comme si tu attendais quelque chose. Comme si tu attendais que ce soit moi qui prenne la parole. C'est à mon tour de démarrer un semblant de conversation, c'est ça ? Ouais, c'est ça. Faut que je trouve quelque chose à dire, mais tu sais, j'ai jamais été doué pour parler. J'ai pas l'habitude de savoir quoi dire, à quel moment, de quelle façon. Je crois que t'as compris ce que j'essaie, tant bien que mal, de faire, parce que tu ne parais plus hésitant. Tu es seulement dans l'attente. Alors je soupire ; ça va me donner du courage, j'en suis sûr. Je soupire une deuxième fois. Et une troisième.
-Tu as failli être en retard.
Tu te passes brièvement la langue sur la lèvre inférieure.
-Failli.
Tu bois une gorgée de ton café. Génial, je vois que tu apprécies mes efforts de communication et que tu fais tout pour entretenir cette discussion passionnante. Merci, énormément.
-Pourquoi tu t'écrasais, au lycée ?
Pardon ? Pourquoi je m'écrasais ? Comment ça, je m'écrasais ? Je dois vraiment avoir la tête d'un attardé, parce que tu sembles te croire obligé de préciser :
-Au lycée, tu t'écrasais devant les autres. Devant nous. Tu ne cherchais pas à te défendre, à démentir les rumeurs. Tu te renfermais, tu t'isolais, mais tu ne faisais rien pour nous faire comprendre qu'on avait tort. Pourquoi ?
Je dois avouer que tes mots m'ont complètement pris au dépourvu. Et franchement... je ne sais pas vraiment quoi répondre. Tu crois peut-être que c'est simple de se lever et d'affronter une dizaine de personnes ? De leur faire ravaler leurs paroles, leurs rumeurs ? Non, ce n'est pas simple. Ce n'est vraiment pas simple.
-C'était la meilleure chose à faire. Il me suffisait d'endurer ça trois ans et après j'en étais libéré. C'est rien trois ans dans une vie, tu sais. C'est insignifiant. Et je préférais vous supporter trois ans plutôt qu'essayer de me défendre et finir à l'hôpital. Je crois que tu peux comprendre ça.
Tu hoches la tête, en lâchant un petit "ouais" rauque et presque inaudible.
-J'aurais aimé que tu te défendes, tu sais.
Je hausse un sourcil. Pardon ? Qu'est-ce que je t'ai expliqué il y a même pas trente secondes ? Tu aurais aimé que je finisse à l'hôpital ? Tu vois, j'ai soudain une immense envie de te foutre à la porte de ma petite et vieille librairie merdique, connard.
-Comme ça, ça m'aurait donné une occasion de te parler.
...Oh. Je secoue légèrement la tête. Allez, ressaisis-toi. Je peux savoir pourquoi tu me sors ça, d'un coup ?
-T'en as eu, des occasions de me parler.
-Non. Tu te serais renfermé, parce que c'était toujours ta réaction quand quelqu'un venait te parler.
-On se demande pourquoi.
Oups, j'ai pas pu m'empêcher d'être ironique. Tu lèves les yeux au ciel en soupirant, et je dois avouer que c'est amusant de te voir comme ça.
-Si tu t'étais défendu, et que tu m'avais donné une véritable occasion de te parler, on aurait pu devenir amis.
-Je ne voulais pas être ami avec toi.
-Je sais.
Tu bois une gorgée de ton café et souris, d'un étrange sourire, comme si tu avais tout compris. Compris qu'effectivement, je ne voulais pas être ami avec toi. Que je voulais être tellement plus que ça.

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18h18.
General Fiction18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.