Douzième partie.

188 40 17
                                    

Dix-huit heures quinze. Je ne sais pas si tu vas venir. Après tout, je t'ai quasiment jeté dehors samedi dernier. Dix-huit heures seize. De toute façon je m'en fous. Je suis toujours énervé contre toi, et ce ne seront pas tes beaux yeux qui vont changer quelque chose. Dix-huit heures dix-sept. Mais je dois avouer que si tu ne viens pas, je vais ressentir un vide, un manque. Alors tu dois venir. Même si je ne te parle pas, même si je t'engueule, même si je te frappe. Tu dois venir, s'il te plait. Dix-huit heures dix-huit. Je fixe la porte, attendant qu'elle s'ouvre, que tu entres. Je ne sais pas combien de secondes je la regarde. Une trentaine, sans doute. Tu apparais finalement dans l'embrasure de la porte, et je crois que par ton regard, tu me demandes si tu as le droit de pénétrer dans ma petite et vieille librairie merdique. Je hoche la tête, dans un petit mouvement, et tu fais quelques pas en avant, en enlevant ton manteau et ton bonnet. Tu les accroches au porte-manteaux pendant que je contourne le comptoir pour nous faire un café. Tu patientes en regardant autour de toi, comme si tu cherchais quelque chose de nouveau. Je regarde le café s'écouler ; j'aime l'odeur qui s'en dégage. Ça... m'apaise, on va dire. Je te tends la tasse, en même temps que le pull, et tu commences à te promener dans les rayons, en buvant parfois une ou deux gorgées. Je fais semblant de m'intéresser aux comptes, pour te surveiller discrètement. Comme avant. Comme avant... ça me fait drôle de dire ça : comme avant. J'ai l'impression de t'avoir surveillé discrètement pendant des années. Enfin... c'est un peu le cas, si on compte les trois ans de lycée à t'observer du coin de l'œil, dans l'ombre. Mais ça ne fait que... neuf, dix mois que je te surveille chaque samedi. Au lycée, je te trouvais beau. Mais là... Enfin, je te trouve toujours beau, mais d'une autre manière. Avant, je te trouvais beau grâce à ton assurance naturelle. Maintenant, je te trouve beau grâce à tes yeux vides et ton sourire trop grand pour être vrai. Je te trouve beau, avec ta -ma- tasse de café à la main, que tu portes à tes lèvres de temps en temps, pendant que étudies chaque livre de ma petite et vieille librairie merdique. Je te trouve beau, au bord du gouffre, je te trouve beau, si différent du lycée, je te trouve beau, tellement fragile, je te trouve beau, complètement perdu. Je te trouve beau d'une certaine façon, mais je t'en veux encore. Je t'en veux mais j'arrive pas à t'ignorer, te faire dégager. Je veux que tu restes, j'ai besoin que tu restes. Pour ma survie. Tu as tourné la tête vers moi. Tu me regardes, et je suis incapable de faire semblant de ne pas le remarquer. Alors je lève les yeux, et je te regarde aussi. Ce sera à celui qui tient le plus longtemps. Tu te mets à sourire, de ce minuscule et insignifiant sourire que tu ne réserves qu'à moi. Je crois. Je ne souris pas, j'ai pas envie de sourire. Pas alors que je t'en veux. Tu. N'avais. Pas. Le. Droit. Tu n'avais pas le droit, je t'en veux, je t'en veux à un point inimaginable. J'accepte que tu restes seulement parce que j'ai besoin de toi, seulement parce que tu m'es vital. C'est con, pas vrai ? Pendant six putain d'années, j'ai tout fait pour t'oublier, j'ai réussi à t'oublier. Et il a suffit d'un samedi, un samedi de mars, ou d'avril ; un samedi à dix-huit heures dix-huit, tu es entré dans ma petite et vieille librairie merdique, et d'un coup, ces six ans n'ont plus servi à rien, c'est comme s'ils n'avaient jamais existé. Et ça fait mal. Putain, ça fait mal. Je finis par baisser les yeux ; t'as gagné. De toute façon, tu gagnes toujours, hein ? Tu n'as jamais perdu. Je t'entends marcher, marcher jusqu'à moi. Et je sens ta main se balader dans mes cheveux, l'espace d'une seconde ; puis un vide succède à ta caresse et j'entends la porte de ma petite et vieille librairie merdique s'ouvrir un instant avant de se refermer.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant