Depuis un bon quart d'heure, je range les nouveaux livres enfin arrivés. Maintenant que les périodes de fêtes sont passées, est-ce que tu vas recommencer à errer dans les rayons, comme une âme perdue, ou est-ce que tu vas quand même t'asseoir sur mon vieux fauteuil ? Est-ce que je vais recommencer à faire semblant de travailler en te surveillant discrètement ou est-ce que je vais encore oser te proposer un café ? Est-ce qu'on va à nouveau s'apprendre la mort d'un prof ? Je devrais arrêter de me poser autant de questions, pas vrai ? « tu réfléchis trop » me disait toujours mon père. Je n'ai jamais aimé qu'il me lance ça, ça me paraît trop sorti d'un film quelconque, trop impersonnel. Je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça. Pourtant, il avait raison, mon père ; il avait toujours raison. Et il ne se privait pas de me le faire remarquer. Il arborait à chaque fois ce petit sourire en coin qui signifiait « je te l'avais dit. » Et moi je cherchais des excuses, complètement stupides et puériles, du genre « non mais c'est à cause de toi aussi, tu m'as influencé avec ce que t'as dit. » On se chamaillait souvent comme ça, gentiment. C'était un homme bien, mon père. Il souriait tout le temps, m'a élevé seul, a encaissé ma crise d'adolescence sans broncher, avec patience, et avait de grandes valeurs morales. Et surtout, il tenait à cette petite et vieille librairie merdique plus qu'à sa propre vie. C'était un grand homme, mon père. Il m'a rendu heureux. Il devinait mes maux presque avant moi. Par contre, moi... je n'étais pas capable de remarquer sa faiblesse. Certains soirs, pris d'insomnie, je me levais et descendais discrètement dans le salon. Et je le voyais, buvant une bière, les joues baignées de larmes. Ça me faisait tellement mal de le voir ainsi. Parce que je me sentais coupable. Coupable de ne pas avoir de souvenirs de ma mère, alors que lui en était hanté.
-Ça va ? T'as l'air ailleurs.
Je ne t'avais pas entendu arriver. Pourtant, tu es devant moi, ton bonnet et ton manteau à la main, et tu me regardes d'un air... inquiet. Je hoche la tête, mais j'arrive à peine à afficher un semblant de sourire.
-Je pensais à mon père, c'est tout.
J'en ai marre de dire ce qui me passe par la tête quand je suis avec toi. C'est comme si je pouvais avoir parfaitement confiance en toi. Alors qu'au lycée... bref, je m'égare. Tu as changé, alors... je ne me suis pas rendu compte que je t'ai pris tes affaires et que je les ai accrochées au porte-manteaux.
-Vous étiez proches, non ? Parle-moi de lui.
Je soupire, te passe mon pull, me hisse sur le comptoir pendant que tu prends l'initiative de nous faire un café.
-C'était le genre de père à m'emmener au parc, à la patinoire ou à la plage. C'était le genre de père à me payer une glace à trois heures de l'après-midi, même si on avait déjà trop mangé une heure avant. C'était le genre de père à m'aider pour mes devoirs sans trop être sur mon dos. C'était le genre de père à me faire passer avant tout. C'était le genre de père à me laisser venir ici quand je me sentais trop mal pour aller en cours. C'était le genre de père à m'aimer pour deux. C'était le genre de père... le genre de père parfait.
Ma voix s'est brisée à la dernière phrase. Je n'aime pas me replonger dans mes souvenirs, mais il suffit souvent d'une seconde pour que je rechute. Je te vois te mordre la lèvre inférieure. Ne t'en fais pas, je ne vais pas pleurer. Comme toi, je refoule mes larmes pour que les autres ne voient pas ma faiblesse. Tu me tends une tasse de café.
-Et ta mère ?
Outch. Ça, ça fait mal. J'aimerais pouvoir lâcher un « elle est morte. » simple, neutre, et poignant. Pour que tu te sentes mal à l'aise. Pour que tu ne saches plus quoi dire. Mais j'y arrive pas. J'en suis pas capable.
-Je...
C'est le seul mot que je parviens à prononcer. Je baisse les yeux et me racle la gorge, avant de boire bruyamment mon café. Je t'entends soupirer et t'installer plus confortablement dans mon vieux fauteuil.
-Ok, t'es pas obligé d'en parler, si tu veux pas.
Je finis mon café, et je crois que je me mets à parler. En fait, je pense, encore et encore, à mon père, à tout ce qu'on faisait ensemble, et j'entends ma voix te rapporter tout ça. Je regarde toujours le fond de ma tasse, alors je ne te vois pas réagir. Mais à aucun moment tu ne m'as coupé, tu t'es contenté de m'écouter parler de mon père ; tu devais n'en avoir rien à foutre, mais tu m'as écouté. Je ne sais pas combien de temps, je ne sais pas pour quelle raison, mais tu es resté, à assister à mes légers rires et à mes courts sanglots, au fur et à mesure que les souvenirs défilaient dans mon esprit ; je t'ai entraîné dans mon univers et toi tu m'as suivi, comme si tu avais toujours été là, comme si tu en faisais partie, de mon univers.
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18h18.
Ficção Geral18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.