Samedi trente et un décembre. Malgré la pluie et le froid, des jeunes tentent de cacher des bouteilles d'alcool dans leurs manteaux en riant, des parents s'occupent des derniers préparatifs et des enfants se poursuivent avec des petits pétards bon marché. Personne ne penserait aller dans une petite et vieille librairie merdique à dix-huit heures dix-huit aujourd'hui. Personne, sauf toi. Tu es entré en hésitant, aussi frigorifié que la dernière fois, avec, je crois, une lueur étonnée dans le regard.
-Tu ne fêtes pas le nouvel an ?
Je sens le coin de mes lèvres se relever légèrement. C'était pas volontaire, je ne me moque pas de toi, mais avoue que c'était quand même stupide, comme question. Je suis là, en face de toi, dans ma petite et vieille librairie merdique, le soir du trente et un décembre, et tu me demandes ça ? Mais tu sais quoi, je vais jouer à ton jeu.
-Et toi ?
Je vois le coin de tes lèvres se relever légèrement. Mais je ne sais pas si c'était volontaire. Sans doute. Au lycée, à chaque rentrée de janvier, je t'entendais rire avec tes amis, parler de la « super soirée » et de ta gueule de bois monumentale du lendemain. Pour ça aussi, je t'enviais. Parce que tu ne passais pas la nuit du nouvel an seul dans ta chambre, avec pour unique compagnie des films et des livres. Tu enlèves ton manteau et ton bonnet, je nous fais couler un café. Est-ce que ça va devenir une habitude ? Est-ce que ça va devenir une habitude, pour toi, d'arriver à dix-huit heures dix-huit le samedi, dans ma petite et vieille librairie merdique, et retirer ton manteau et ton bonnet ? Est-ce que ça va devenir une habitude, pour moi, de te faire un café et te prêter un pull, mon pull ? Est-ce que ça va devenir une habitude, pour nous, de nous retrouver comme de vieux amis, toi assis sur mon fauteuil et moi perché sur mon comptoir ? Je n'en sais rien. Ce dont je suis certain, par contre, c'est que ça ne me dérangerait pas du tout. Parce que j'aime te voir dans mon fauteuil, emmitouflé dans mon pull un peu trop court pour toi, te réchauffant les mains autour de ma tasse, m'offrant un regard moins vide et un sourire presque vrai. Et je crois que ce regard moins vide et ce sourire presque vrai me suffisent pour l'instant. Parce que ça veut dire qu'il y a eu une sorte de progrès entre nous. C'est encourageant, non ? Ouais. Ouais, c'est encourageant. Si au lycée, on m'avait dit que dans quelques années tu viendrais tous les samedis à dix-huit heures dix-huit, dans ma petite et vieille librairie merdique, pour errer dans mes rayons pendant une heure quarante sans acheter aucun livre, que tu semblerais au bord du gouffre, que tu me parlerais un peu, et que tu passerais Noël et le nouvel an avec moi, assis dans mon fauteuil, mon pull sur le dos et buvant un café dans ma tasse, j'aurais sûrement éclaté de rire. Éclaté d'un rire amer. Très amer. Et je n'y aurais absolument pas cru. D'ailleurs, je n'y crois toujours pas ; ces moments avec toi me paraissent... irréels. Je les vis un peu comme un rêve. Mais ça aussi, ça me suffit. Pour l'instant. La machine à café ne fait plus de bruit. Je te passe la tasse désormais pleine et attrape mon pull, que je te tends. Non, cette fois, je ne te le lance pas, je tiens trop à ma tasse. Tu souris, de tes lèvres pâles et légèrement bleutées, avant de les presser contre le mug, sans doute pour les réchauffer. Je me fais mon propre café en t'entendant t'installer dans mon fauteuil. Je grimpe sur le comptoir, face à toi. Puis ta voix, plus rauque qu'au lycée, s'envole dans l'air glacial.
-Pourquoi on se les gèle autant, ici ?
-Le chauffage a lâché.
Tu hoches la tête, simplement. Puis tu reprends la parole en hésitant, pour me demander quelque chose. Quelque chose d'inespéré.
-Est-ce que... je pourrais rester un peu plus longtemps ? Genre, jusqu'à minuit ? Tu sais, pour qu'on puisse ne pas être seuls cette nuit, c'est bien trop dommage...
Mon pauvre ami. Être seul les nuits de trente-et-un décembre, je n'ai vécu que ça. Mais je ne t'en veux pas, tu as toujours été entouré, tu n'as jamais connu la solitude. Enfin, jusqu'à maintenant.
-Reste autant de temps que tu veux.
C'est sorti tout seul, je ne sais pas si c'était volontaire ou pas, je ne sais pas si c'était pour te rendre service ou uniquement pour pouvoir profiter de ta présence. Mais ça n'a pas d'importance. Tu ne m'as pas remercié, ni même hoché la tête ; tu t'es contenté de boire une gorgée de café. Quand les une heure quarante sont passées, tu n'es pas parti comme d'habitude, avec un « à samedi. » Non. Tu es resté, et je crois que ça t'a fait bizarre, à toi aussi, tu as fixé l'horloge pendant un long moment. On n'a pas beaucoup parlé ; et à minuit, le silence été brisé par des milliers de « bonne année ! » et je devine que, comme le veut la tradition, des milliers de personnes se sont embrassées. On aurait pu le faire, nous aussi, tu sais. C'était le moment idéal. On aurait pu s'embrasser à en exploser les étoiles.
Mais on ne l'a pas fait. À la place, on a légèrement levé nos tasses en affichant le même sourire. Un petit, au coin des lèvres. Et tu sais, j'ai véritablement passé le meilleur nouvel an de ma vie, parce que tu étais là. Et parce qu'un délicieux fantasme me berçait à ce moment précis. Celui où on s'embrasse à en exploser les étoiles.

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18h18.
Fiksi Umum18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.