Cinquième partie.

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Je regarde l'heure. Dix-neuf heures cinquante-sept. Il ne reste que treize minutes avant que tu partes. Tu n'as pas prononcé le moindre mot, cette fois. Quand tu es arrivé, ton sourire était encore plus faux et tes yeux encore plus vides que d'habitude. Pourquoi ? Que s'est-il passé durant cette semaine pour que tu viennes ainsi ? À travers toi, je me revois quand on était au lycée. Tu cherches à être encore plus mal en point que moi, avoue. Parle-moi, s'il te plait. Je veux savoir ce qu'il t'arrive, je veux t'aider ; du moins, essayer. Je veux que tu te confies, je veux t'être utile. Pourquoi tu ne comprends pas que ton secret sera bien gardé avec moi ? Ce n'est pas comme si je parlais à beaucoup de gens, mis à part les habituels : "bonjour" ; "ça fera douze euros et cinquante centimes" ; "je vous remercie, au revoir." Et si c'est ce que tu crains, sache que j'ai perdu absolument tout contact avec les anciens du lycée. Si je les croisais dans la rue, aujourd'hui, c'est à peine si je les reconnaîtrais. Et eux... Eux, il n'y a aucun risque qu'ils me reconnaissent. Bon, oui, je t'ai reconnu immédiatement, toi. Mais ce n'est pas du tout pareil. Toi, je t'observais peut-être un peu plus souvent que nécessaire... mais bref, l'important c'est que tu n'as aucune méfiance à avoir envers moi. Alors bordel, parle-moi ! Dis-moi ce que tu as ! Explique-moi pourquoi, à vingt-quatre ans, tu es au bord du gouffre, tu affiches le même air que j'avais au lycée ? Tu sais, j'aimerais bien que tu craques, que tu t'effondres en larmes entre deux de mes rayons, que tu extériorises ton mal-être. Parce que, tu vois, c'est libérateur, de faire ça. Après avoir pleuré, tu te sentiras vidé d'un peu de tes peines, tu les laisseras dans ma petite et vieille librairie merdique, et je t'aiderai à les oublier, ne serait-ce que quelques minutes.

-Comment tu te sentais, au lycée ?

Ta voix manque de me faire sursauter ; je lève la tête vers toi, et je laisse ton regard vide s'ancrer dans le mien.

-Qu'est-ce que tu veux dire ?

Tu baisses les yeux, comme si tu avais honte de devoir expliquer ta question.

-Au lycée. Tu étais toujours seul, tu avais tout le temps l'air épuisé, que ce soit physiquement ou mentalement. Comment tu te sentais ?

Je prends une profonde inspiration, et cherche mes mots. J'ai envie de te le dire la vérité, mais... je sais pas pourquoi, une vieille sensation m'est revenue : la méfiance. Avec tes mots, je nous revois, dans ces ignobles bâtiments, toi avec tes amis, moi avec mon mal-être. Je ressens à nouveau la solitude, l'incessante envie d'en finir, l'insupportable besoin d'être libre.

-Mal. Je me sentais mal. Je me sentais pris au piège, je me sentais seul, je me sentais... mourant. Et puis, il faut dire que vos... charmantes rumeurs n'ont pas aidé. Pourquoi ?

Tu sembles hésiter, et tu ouvres la bouche avant de la refermer, comme un poisson. Tu te passes brièvement la langue sur la lèvre inférieure, et... et bordel, je devrais pas penser ça, mais c'est vraiment sexy. Autant qu'au lycée.

-Au fait... elles étaient vraies ou fausses, du coup ? Parce que... et bien, personne n'a jamais su la vérité.

Je soupire. Arrête de faire semblant de ne pas savoir.

-Je n'ai pas tué mon père, si c'est que tu me demandes. Du moins, c'était involontaire. Il est parti faire un tour pour se calmer, après une de nos disputes. Un camion a percuté sa voiture.

-Ça a dû être horrible pour toi. Que tout le monde pense...

-C'est du passé.

Tu hoches la tête, avant de regarder ta montre. Par réflexe, je lève les yeux vers l'horloge murale. Vingt heures douze. Tu es resté deux minutes de plus, et... non, je ne dois pas sourire. Mais... c'est moi, ou... le désespoir s'est soudain peint sur ton visage ? Tu t'en vas, en me lançant "à samedi." Ouais, ouais, à samedi. Et samedi, t'auras intérêt à m'expliquer pourquoi tu m'as posé cette question. Et avec un peu de chance, tu me diras ce qu'il t'arrive.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant