Le vent souffle vraiment fort dehors, entraînant la pluie dans une danse effrénée. Je regarde par la fenêtre depuis... depuis je ne sais combien de temps. C'est le samedi de Noël, personne ne s'aventure dans les rues illuminées par les décorations municipales. Le chauffage a lâché mardi dernier, donc je garde mon large pull Game Of Thrones sur moi, ce qui tombe bien puisque j'adore être dedans. Je me verrais bien avec un café et une cigarette, là, tout de suite. Mais... flemme de me lever ; et puis, l'idée d'avoir une boisson ou du feu près des livres me dérange. La porte s'ouvre brutalement à cause du vent et je n'ai pas besoin de tourner la tête pour savoir qu'il est dix-huit heures dix-huit, pour savoir que c'est toi. Mais je le fais quand même, parce... et bien, parce que j'ai envie de te voir ; tu retires ton bonnet en t'ébouriffant les cheveux pour faire tomber les quelques feuilles accrochées à tes mèches. Tu enlèves également ton manteau, sauf que tu ne peux pas me cacher le soudain tremblement de tes lèvres et leur couleur bleutée. Je vois tout, tu sais ? Enfin... je dis pas que je cherche à regarder, mais... bref, ça ne sert à rien d'essayer de jouer au mec viril. Je me lève finalement de mon bien trop confortable fauteuil, contourne la caisse et m'adosse au comptoir, face à toi. Tu as les joues rouges à cause du froid, et... putain, c'est vraiment adorable.
-Il fait pas très chaud ici, mais tu peux accrocher ton manteau et ton bonnet au porte-manteaux pour qu'ils sèchent, si tu veux.
Tu me regardes comme si tu étais surpris de ma proposition. Quoi ? Tu n'as pas l'habitude des personnes gentilles ? Je sais bien que l'Homme perd peu à peu toute notion d'humanité, mais quand même ! Tu es resté figé environ quatre secondes avant de te décider à me tendre tes affaires. Et crois-moi, quand tu attends une réaction de la part de quelqu'un, quatre simples secondes peuvent paraître quatre longues heures. Comme à ton habitude, tu recommences à errer entre mes rayons ; mais cette fois, tes gestes sont plus lents, ton corps frissonne et tes doigts tremblent. Je me suis rassis sur mon vieux fauteuil et je fais semblant de faire les comptes de la librairie. Le petit manège dure une bonne heure, peut-être un peu plus, je sais pas. Mais j'en ai marre. Plus personne ne viendra aujourd'hui, les gens préfèrent rester au chaud chez eux plutôt que sortir pour aller dans une petite et vieille librairie merdique qui n'a plus de chauffage. Alors je me lève, attrape un pull en laine épaisse que ma grand-mère m'a tricoté l'année dernière et viens à ta rencontre. Tu hausses les sourcils en me voyant interrompre ta marche de fantôme ; allez courage, je peux le faire. Je te lance le pull, que tu rattrapes au vol. Heureusement, d'ailleurs, sinon ça aurait été assez ridicule. Tu souris, de ce tout petit sourire dessiné sur tes lèvres pâles, légèrement bleutées. Comme la dernière fois. Et, comme la dernière fois, ce tout petit sourire me fait voir des étoiles. Tu l'enfiles, il est un peu trop court au niveau des manches mais c'est pas grave parce qu'étrangement, il te va bien. Vraiment bien. Et bordel, je dois refouler ça. Ça, ce que je ressentais pour toi au lycée. C'était pas de l'amour, ni même de l'attirance, c'était... autre chose. Et, à mon plus grand malheur, cette sensation, ce sentiment, renaît doucement dans mon corps, recommence à me broyer les tripes et me crever la poitrine. Comme au lycée. Putain, je déteste ce que tu me fais. En fait, je te déteste, toi. Sérieusement. Je te hais, au plus profond de mon être ; je te hais de me faire ressentir ce que je ressens, je te hais de débarquer chaque samedi, à dix-huit heures dix-huit, dans ma petite et vieille librairie merdique, je te hais de ne rester qu'une heure quarante, je te hais...
-Tu veux du café ?
J'ai à peine entendu mes propres mots. Tu te mords la lèvre inférieure, signe de réflexion, chez toi... tu vois, tu m'obsèdes tellement que j'arrive même à décrypter tes faits et gestes, putain ! Puis tu hoches la tête. Je tourne les talons, et repars derrière mon comptoir pour faire couler deux tasses de café. Comme un automate. Sauf que les automates ne ressentent rien, eux. Ce serait parfois bien plus simple de ne rien ressentir. J'aimerais ne rien ressentir, surtout pour toi. Tu attends, un peu en retrait, comme si tu avais peur de venir. Alors je dis quelque chose que je n'aurais jamais cru dire un jour :
-Ne reste pas planté là, assieds-toi sur mon fauteuil.
Après, encore une fois, environ quatre secondes d'attente, tu t'y installes, et je te tends ta tasse.
-Merci.
Wouah. Premier mot de la journée. Je souris (brièvement) et pousse sur mes bras pour me hisser sur le comptoir. J'ai toujours aimé m'asseoir ici ; je peux balancer mes jambes dans le vide et voir le monde d'un peu plus haut. J'attrape mon mug et souffle avant de boire une petite gorgée. Le liquide brûlant coule dans ma gorge et réchauffe ma poitrine. Ça fait du bien. Je remarque que tu te détends légèrement parce que tu t'installes plus confortablement dans le fauteuil. Un soupir s'échappe de tes lèvres ; je pourrais presque l'apercevoir s'envoler entre nous et disparaître dans l'air. On boit tous les deux dans un silence assez pesant. Dis quelque chose, je t'en supplie. Rien qu'une phrase, rien qu'un mot, rien qu'une lettre.
-Tu te rappelles de notre prof d'anglais, en terminale ?
Je baisse les yeux vers toi ; c'est d'ailleurs la première fois, étant donné que tu as toujours été plus grand que moi.
-Ouais ?
-Il est mort le mois dernier.
-Oh...
Je l'aimais bien, ce prof. Il nous montrait de bons films. Mais je ne sais pas comment réagir. Ce n'est pas terrible, pour un début de conversation. Mais à vrai dire, je m'en fous complètement. Parce que tu es là, dans mon vieux fauteuil, portant mon pull et tenant ma tasse de café, en face de moi, à me regarder ; et je pense sincèrement que tu aimes ce moment autant que moi.

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18h18.
Fiksi Umum18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.