Depuis une semaine, je me pose la même question. Est-ce que tu te rappelles de moi ? Non parce que... quand tu m'as demandé si j'avais lu tous les livres de la librairie, tu l'as fait sur le ton qu'on prend quand on parle à une bonne connaissance. À moins que tu me parles comme ça parce que ça va bientôt faire neuf, dix mois que tu viens tous les samedis. Bordel, cette question me hante chaque seconde de ma minable existence, c'est insupportable. Bon, et qu'est-ce que tu attends pour venir ? Il est dix-huit heures dix-huit ! Tu es censé être... la porte s'ouvre, tu rentres en me lançant un sourire. Fais pas genre, je t'ai cramé. Tu es légèrement essoufflé, ça se voit que tu as couru. Alors comme ça, tu ne voulais pas arriver en retard ? Ce qui veut dire que nos "rendez-vous" comptent aussi pour toi ? En fait, ça me plait de le penser. Je m'en fous de savoir si c'est vrai ou faux, j'aime simplement me dire que tu apprécies venir à dix-huit heures dix-huit, le samedi. Tu t'approches du rayon de droite, tu lis le titre des bouquins et le nom des auteurs. Et, pour la première fois depuis presque neuf, dix mois, tu attrapes un livre pour le feuilleter. Tu vas l'acheter, hein ? Dis-moi que tu vas l'acheter.
-Celui-là m'a épuisé en terminale. Le prof nous l'a fait étudier jusqu'à réduire nos cerveaux en poussière.
Je me contente de hocher la tête. Avec un peu de chance, tu ne dis pas ça parce que nous étions dans la même classe, pendant notre dernière année de lycée, n'est-ce pas ? Sauf que, bien sûr, tu reprends la parole.
-Je crois que tu étais le seul à t'être accroché et à l'avoir fini.
Là, je suis obligé de lever les yeux. Il n'y a pas plus explicite comme phrase. Oui, tu te rappelles de moi. Et merde. Tu as planté ton regard dans le mien et tu sembles attendre que je réplique quelque chose. J'ouvre la bouche, la referme, comme un poisson. Qu'est-ce que tu veux que je dise ?
-Il... il n'était pas si mal. Il fallait juste ne pas le voir comme un travail, mais comme un livre lambda, que t'as pris à la bibliothèque et que t'es curieux de lire.
Tu te mets à rire, et bordel, je ne m'étais pas du tout attendu à ça. J'avais oublié la façon dont ta voix s'élève dans le ciel quand tu ris. J'ai soudain l'impression de me retrouver au lycée, quand je t'entendais t'esclaffer avec tes amis. Ta voix portait plus haut que les autres, et, alors que les profs trouvaient ça horripilant, parce que du coup tu "perturbais" le cours, moi je me surprenais à bien l'aimer, ton rire. Je ne pouvais m'empêcher de le trouver mignon, pour ne pas dire adorable. Et puis merde, t'as un putain de rire communicatif. Bon, ton rire aussi, il est plus rauque qu'au lycée. Mais ça lui donne... du charme. Ouais ; beaucoup de charme.
-Tu pouvais pas me dire ça quand on l'étudiait ?
Je laisse un sourire se dessiner sur mes lèvres... "Il laissa un sourire se dessiner sur ses lèvres" j'ai toujours aimé cette expression. Ça fait comme si on ne pouvait pas s'empêcher de sourire ; comme si on cherchait, au début, à le réprimer, mais qu'on abandonnait, parce que finalement, il n'y a rien de dangereux, dans un sourire. Ça fait comme si on le laissait partir, qu'on le libérait de la prison de notre esprit. Et bordel, ça fait toujours plaisir, un sourire.

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18h18.
Fiksi Umum18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.