Dix-huit heures dix-sept. Une demi-heure que je tourne en rond dans ma librairie, et je commence à avoir le tournis... génial. Et si tu ne venais pas, cette fois ? Et si tu ne venais plus jamais ? Et si le seul moment de bien-être dans ma semaine s'était désormais effondré ? Non... non, non, non, non, non, non, non, non...
-Tout va bien ?
Put... ça va pas de me faire peur comme ça? Mon cœur bat beaucoup, beaucoup trop fort dans ma poitrine, et ce n'est pas du tout une sensation agréable. Mais le plus important, je crois, c'est que tu sois là. Tu n'as pas arrêté de venir, et, bien sûr, tu es toujours aussi ponctuel. Tu n'as pas non plus oublié ton faux sourire, censé tromper le monde.
-Ouais... ouais, je réfléchissais.
Tu lâches un « hmm » avant de te diriger vers le rayon des romans policiers. Et moi... moi, faudrait peut-être que je retourne derrière mon comptoir. Je m'y sens plus en sécurité, comme si un monde entier me séparait des clients. Comme s'ils ne pouvaient pas m'atteindre. Sauf qu'avec toi, mon sentiment de protection se brise en mille éclats d'âme. Il n'y a plus de barrière, plus de mur, plus de monde entre nous. Et je n'aime pas du tout ça. La porte s'est ouverte sur un gamin et sa mère, sans doute. Le gosse s'élance dans le rayon des livres pour enfants, et moi je le surveille. Je ne peux pas m'en empêcher, il risque de déchirer des pages, et ça me fait flipper. Tu fais semblant de ne pas les voir, faussement concentré à lire la quatrième de couverture d'un quelconque polar. Depuis dix minutes. Personne ne met dix minutes à lire sept ou huit phrases ! Au moins, ouvre le livre, ou repose-le et prends-en un autre, je sais pas, mais ne sois pas plus con que tu ne l'es déjà ! Le petit crie des « Maman, maman, viens voir ! Viens voir, j'te dis ! » et ça m'insupporte. Genre, vraiment. J'ai envie de frapper une bonne fois pour toutes ce gamin. Toi tu l'observes, un air triste peint sur le visage. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? J'aimerais bien te le demander, mais le faire devant d'autres clients, c'est malpoli, et puis je n'ai pas envie que tu partes sans me répondre, comme la dernière fois. Je crois que tu as remarqué que je t'observais, car tu serres soudainement la mâchoire et changes de livre. J'ai l'impression que tu fais tout pour te rendre invisible ; je veux dire, plus que d'habitude. Le gamin arrive en courant et pose le livre qu'il a choisi sur le comptoir. Il semble tout excité. Alors j'affiche un sourire, le sourire que je réserve aux clients, et j'encaisse l'argent qu'il me tend fièrement. Je dois le dire. Je dois le dire. Je dois le dire. Je dois le dire sinon je vais culpabiliser. Alors, au moment exact où je rends le bouquin au gosse, je dis :
-Fais-y bien attention. C'est très fragile, un livre.
-Je sais, si je fais pas attention je casse l'histoire. Et je veux pas casser l'histoire.
Puis il s'en va en tenant la main de sa mère, tout content. Tu marches jusqu'à moi et t'appuies sur le comptoir. Tu souris. Mais pas comme d'habitude. Pas faussement. Là, j'ai l'impression que tu me fais un vrai sourire. Bon, bien sûr, il n'est pas grand, c'est juste un tout petit sourire dessiné sur tes lèvres pâles. Mais c'est un vrai de vrai, et il m'est adressé, à moi. Et ça me fait voir des étoiles.
-Casser une histoire. C'est plutôt joli.
Même ta voix a été différente quand tu as prononcé ces deux phrases. Toujours aussi rauque, mais... plus douce, moins triste. Je crois que je souris, je m'en suis pas rendu compte. Puis je hoche la tête. Tellement d'histoires, la tienne comme la mienne, ont été cassées. Je ne veux pas que ça se reproduise. Je ne veux pas que d'autres histoires soient cassées, brisées en mille éclats d'âme.

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18h18.
Ficción General18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.