Deuxième partie.

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Dix-huit heures dix-huit. La porte s'ouvre. Je n'ai même pas besoin de lever la tête pour savoir que c'est toi ; mais je le fais quand même, parce que je veux le voir. Ton sourire. Je veux, j'aime voir ton putain de sourire, ton sourire faux, empli de souffrance, qui me hante jours et nuits. Mais, comme d'habitude, dès que mes yeux s'ancrent, le temps d'une fraction de seconde, dans les tiens, je perds tout courage pour t'adresser la parole. Je sais que je le dois, mais j'en suis incapable. Et puis, qu'est-ce que je pourrais te dire ? « Salut, pourquoi t'achètes rien ? » ou « Hey, tu te rappelles de moi ? Le gay-asocial-introverti-qui a tué son père ? » ou encore « Alors, ça fait quoi d'être au bord du gouffre, comme moi ? Ça change, hein ? » non. Définitivement, non. Il vaut mieux que je ferme ma gueule.

-Les nouveautés sont dans le rayon de gauche.

… bordel, mais qu'est-ce qui m'a pris ? Les mots sont sortis tout seuls, sans que j'aie pu m'en empêcher. Tu te tournes vers moi, et j'ai cette étrange sensation quand tu me regardes. Quand tu me regardes vraiment, je veux dire. Plus d'une fraction de seconde. Plus que le temps d'un -faux- sourire. J'ai l'impression que tu hésites à me demander « Pardon ? » ça se voit à ta bouche légèrement entrouverte, et tes yeux confus. Sauf que tu te contentes de hocher la tête et de rejoindre ledit rayon. Tu te mets à étudier les nouveaux livres, et je crois que tu sens mon regard sur toi. Tes doigts triturent les ouvrages, de façon nerveuse. Tu te mords la lèvre, aussi, par moments. Je pense que tu viens de te rendre compte que tu n'es pas invisible, que je t'ai remarqué. Que depuis sept, huit mois, tu n'es pas le fantôme que tu donnes l'impression d'être. C'est comment, le sentiment d'avoir quelqu'un qui nous voit, qui nous remarque ? Enfin… tu as déjà ressenti ça, toute ta vie tu as connu ça. Mais… j'aimerais connaître ce sentiment, moi aussi. Pourquoi personne, en dehors de mon père, n'a jamais fait attention à moi, hein ? Pourquoi je n'ai pas eu ton existence ? Je t'en veux, je t'en veux tellement. Bon, le fait que tu sois là, dans ma petite et vieille librairie merdique, avec ton faux sourire et tes yeux vides, me prouve que tu es comme moi, à présent. Et je ne te mentirai pas, une part de moi est un peu… satisfaite, de ton état. Je suis ignoble, non ? Pourtant, c'est plus fort que moi. Parce que du coup, tu n'es plus le lycéen arrogant, mais l'homme brisé. Et j'aimerais savoir ce qui t'a mis dans cet état, ce qui t'a fait chuter de ton trône d'or. J'aimerais pouvoir te prouver que je suis là, que je pourrais peut-être… je sais pas, moi, te soutenir, te montrer que tu n'es pas seul. Après tout, je sais parfaitement ce que tu ressens. Je te vois passer devant moi, comme toujours, au bout d'une heure quarante. Tu me souris, comme à chaque fois, et je retiens un soupir. Au moins, j'ai réussi à te dire quelque chose ; bon, stupide, certes, mais c'est déjà plutôt bien, pour quelqu'un comme moi. Et là, mes oreilles bourdonnent, j'ai l'impression d'avoir rêvé. J'ai entendu une voix. Ta voix. Je ne t'ai pas vu prononcer ces mots, tu es de dos. Mais qui ça peut être à part toi ? Qui peut me dire ce qui est logique pour toi seul ? Ta voix… elle a un peu changé. Elle est plus rauque, comme si tu n'avais pas parlé depuis des décennies. Pourtant… pourtant, je l'ai trouvée belle, ta voix. Et les deux mots. Les deux simples petits mots ont retourné mon esprit comme rien ne l'avait jamais fait auparavant. C'était tellement bizarre... tu m'as complètement broyé le cerveau avec ton insignifiante phrase.

-À samedi.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant