Quinzième partie.

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Put... Je regarde autour de moi, mais il n'y a personne. Seulement toi. Tu es adossé au comptoir, les bras croisés sur ta poitrine. Par pitié, que tu sois toujours la première personne que je vois au réveil. Tes affaires sont accrochées au porte-manteaux, et, si j'en crois l'horloge murale, il est dix-huit heures quarante-deux.

-Ça fait vingt-quatre minutes que tu attends là comme un con?

Je n'ai jamais aimé la voix rauque et éraillée que j'ai au réveil, et je ne l'aimerai jamais. Et... tu n'aurais jamais dû entendre ça. Mais tu te contentes de sourire, de ce sourire que tu ne réserves, je l'espère, qu'à moi.

-Tu avais l'air de dormir profondément. J'ai pas voulu te déranger.

Je me redresse et me frotte les yeux. Putain, j'ai vraiment l'air d'un gamin.

-Des clients sont venus ?

Tu te mords la lèvre inférieure.

-Oui, une femme. J'ai fait comme si je travaillais ici, et je l'ai encaissée. C'est plus simple que je le pensais.

-Oh... merci.

Qu'est-ce que je peux dire d'autre ? Tu hoches légèrement la tête, puis tu vas nous faire couler un café. Je cligne plusieurs fois des yeux, je m'étire, mais j'ai un peu la flemme de me lever. Mais attends... tu ne t'es pas réfugié dans mes rayons quand la cliente est arrivée ? Tu as parlé avec elle ? Je ne le crois pas. C'est impossible. Tu me tends mon café, et je souffle dessus. Pas question de me brûler à nouveau, et te donner une autre occasion de te foutre de ma gueule. Je crois que tu l'as remarqué, parce que tu affiches soudain un sourire moqueur. Je lève les yeux au ciel. Pour la peine, je reste sur mon vieux fauteuil, cette fois. Bon, c'est pas comme si ça te dérangeait atrocement, non plus. Mais on va faire genre que si, pour ma petite satisfaction personnelle. Allez, fais semblant d'être dégoûté, s'il te plait. Je m'enfonce encore plus dans mon vieux fauteuil ; il est tellement confortable, c'est dingue.

-Je peux prendre ton pull ?

Je ferme les yeux et hoche la tête. Je n'ai pas besoin de te le donner, tu sais très bien où il est. Je t'entends le prendre et l'enfiler, et je suis sûr qu'il te va encore mieux que la dernière fois.

-Quand est-ce que tu comptes réparer le chauffage ?

Jamais. Parce que sinon, tu n'auras plus besoin de me prendre mon pull.

-J'en sais rien. J'oublie tout le temps d'appeler quelqu'un.

Tu lâches un "hmm". J'ouvre les yeux et tu bois une autre gorgée. Je ne sais pas vraiment quoi dire. C'est vrai, qu'est-ce qu'on peut répondre à un simple "hmm" ? Ça tue les conversations, les "hmm". La porte s'ouvre, et un homme, sans doute d'une quarantaine d'années, nous lance un "bonjour" avant de s'enfoncer dans les rayons. Tu poses ta tasse et commences à partir, mais je me redresse pour t'attraper le bras. Tu me regardes en haussant un sourcil.

-Ce soir, c'est toi le libraire.

Ta mâchoire se décroche légèrement, sous le coup de la surprise, je crois. Mais je soutiens ton regard, en souriant, pour te faire comprendre que oui, tu as bien entendu. Tu soupires, et ne fais pas genre, j'ai vu le petit sourire qui s'est dessiné sur le coin de tes lèvres. L'homme s'approche de nous et pose trois livres sur le comptoir. Tu me jettes un regard, je pense, hésitant, mais je secoue un peu la tête et m'enfonce dans mon siège. Et je t'observe faire. Tu ne te débrouilles pas si mal que ça. Tu annonces le prix, l'homme paie, puis il s'en va en disant "bonne soirée." Je réponds pour nous deux, parce que je sais que tu ne le feras pas. Tu te tournes vers moi, et il y a quelque chose dans tes yeux. Ils semblent moins vides, comme si une minuscule lueur les habitait. Je sais que ça ne durera pas, que samedi prochain cette lueur aura abandonné ton regard, mais pour l'instant, je veux en profiter. Alors je te regarde, je regarde tes yeux, et je souris, un peu. Je fais pas un grand sourire, mais un petit, comme ceux que tu fais quand tu essaies de dire beaucoup de choses. Et je sens un truc étrange. Comme s'il y avait un lien qui s'était tissé entre nos yeux. Je crois que tu l'as ressenti aussi. Ça me fait peur. Ça doit te faire peur à toi aussi, parce qu'au bout de quelques secondes, tu le brises en détournant le regard.

-Pourquoi tu m'as demandé de l'encaisser ?

Je hausse les épaules. Qu'est-ce que j'en sais, moi ?

-J'avais envie, c'est tout.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant