Jeunes et cons

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Murray nous traine Keith et moi jusqu'à tard dans la nuit dans un des pubs qu'il possède et on y reste plus longtemps qu'il n'aurait fallu. Il me présente comme sa belle-fille anglaise. A notre arrivée, je sens quelques personnes un peu –beaucoup- frileuses dans leur accueil jusqu'à ce que je les batte tous au jeu de fléchettes du fond du bar et même certains au billard.

—Elle a du cran la petiote !

— Je vous avais dit. Elle me plait.

— Rousse comme ça et les yeux bleus, elle a du sang écossais sûrement.

Je souris intérieurement vu que je suis une pure bretonne de naissance, moins écossaise que moi, ça ne doit pas exister à des kilomètres à la ronde. Par contre, je n'aime pas qu'on dise que je suis rousse, je suis blonde... vénitien !

Murray pose sa main sur mon épaule, protecteur.

On a déposé Calum à l'avion plus tôt et comme nous n'avions plus d'impératif, il a décidé de me montrer l'Ecosse et ses habitants.

J'ai adoré l'ambiance avant même d'entrer. Sur la façade de grosses lettres dorées se détachaient de la devanture en pierre et en bois. Les piliers, peints en vert et en noir venaient décorer la battisse austère. On savait exactement où on mettait les pieds, dans un bon vieux pub écossais sans prétention mais visiblement très sympathique.

Je reporte mon attention sur mon voisin, un des amis de Murray s'est mis dès le début à vouloir m'apprendre les danses écossaises. Il tente désespérément de m'inculquer quelques pas de valse écossaise mais j'ai un sens du rythme tellement particulier et surtout la grâce d'un éléphant qu'il a l'air près de lâcher l'affaire.

—Si t'épouses le gamin faut que tu saches danser !

Il me montre Keith qui me dévisage avec un sourire qui lui fend le visage. Il se régale de me voir écraser les pieds du vieil écossais.

— Ce n'est pas ...

Je laisse tomber la fin de ma phrase, à quoi bon colporter ce mensonge une fois de plus que nécessaire. En plus j'ai tellement de mal à décortiquer ce que disait mon interlocuteur que, le temps que je décode, il est passé à une autre phrase.

— Tu sais qu'il sait jouer de la cornemuse!

—Ah bon ?

Je sais que Calum, lui, joue de l'accordéon parce que Charles lui demande souvent de nous jouer un air le soir mais je n'avais pas conscience d'avoir mis les pieds dans une famille de musiciens. Ça me rappelle que je viens moi aussi d'une famille mélomane. Et qu'ils étaient doués, que j'avais fait partie de cela.

— Eh Keith, tu nous chantes une chanson ?

Les hommes se mettent à scander son prénom et j'entends une des plus belles voix d'homme que je connaisse s'élever dans le pub.

Elle est chaude et légèrement éraillée, je réalise à cet instant précis que je suis en train de tomber amoureuse de lui et que cela deviendra irrémédiable d'ici peu, il allait falloir prendre de la distance.

Seulement j'en suis incapable en ce moment, il m'hypnotise.

Murray le rejoint avec plusieurs hommes et je pose la tête dans mes mains sur la table bancale de ce pub confiné mais si chaleureux.

Et pour la première fois depuis très longtemps je pense à mon père, mes souvenirs étaient restés figés si longtemps sur nos disputes et nos différents que j'en ai oublié nos points communs et nos fous-rires devant l'exubérance de ma mère et de Marie. Comment ai-je pu tout occulter, quelle injustice pour lui ! Il me manque d'un coup, cela me serre la poitrine à m'en couper le souffle. Bientôt j'aurais passé autant de temps séparée d'eux qu'avec eux et je prends conscience que je n'ai pas envie de cela, je ne peux pas laisser cela se passer. Je serais bientôt avec eux ou je ne serais plus ! Je vais tout faire pour que cela marche. Et si, ça marche, peut-être qu'il existera un monde où je pourrais dire à Keith qu'il me plais. Il va falloir que je laisse le passé ressortir ! Les souvenirs m'assaillent.

*

J'ai quinze ans, je suis en première, je suis plus jeune d'un an que les autres car j'ai sauté une classe et ça m'a toujours un peu isolée, ça ou autre chose, je m'en fiche un peu à vrai dire.

Sébastien, mon coup de cœur de seconde a eu un accident l'année dernière, il est resté handicapé et se déplace dans un fauteuil, ça lui a cassé sa cote de popularité et du coup, on traine enfin ensemble. Par contre, ça n'est pas pour autant qu'il m'a enfin remarqué en tant que fille, pour lui, je suis la bonne copine un peu asexuée. On est souvent avec une autre fille, Belle Hopkins, la fille de l'ambassadeur. Elle est américaine, au début ça lui a valu d'avoir pleins de nouveaux amis mais, quand au bout de trois mois, les autres se sont lassés de ne jamais rien comprendre à ce qu'elle dit elle s'est retrouvée seule. Enfin, seule avec nous. Seb et Belle se tournent un peu autour je trouve cela marrant ... Belle et Sébastien ... Enfin je suis la seule à percevoir l'ironie de la situation. Ça me fait un peu suer mais j'en ai pris mon parti. Et puis, ça agace cette pétasse de Jennifer qui l'a plaqué après son accident mais aimerait le voir encore amoureux d'elle.

— Lili ?

— Ouais ?

— Tu peux me passer mon sac ?

Seb galère sur le ferry qui nous emmène à Jersey, ça n'est pas très bien adapté à son fauteuil. Il a faillit renoncer à venir à la sortie scolaire mais avec Belle on s'est roulées à ses pieds pour qu'il vienne et on a promis qu'on ferait tout pour lui faciliter la vie.

Mais on est déjà qu'au début de l'excursion que je dois bien avouer qu'il avait raison d'appréhender, ses parents ont du nous emmener à Saint-Malo en voiture car le bus était inenvisageable et une fois sur place rien que de monter dans le ferry, ça été l'épopée.

On arrive à Saint-Helier et ça va être le même bazar. On se dirige vers l'ascenseur quand Belle nous rejoint. Elle nous parle en anglais, ici ça semble normal tout à coup. Je ne sais pas pourquoi, elle est vraiment nulle en langue cette fille. Par contre elle porte très bien son nom, elle est super canon.

— La prof nous attends dans le hall, elle nous dit de nous débrouiller sans elle car y a Jennifer qui a été malade tout le trajet.

Seb rigole et me donne une tape sur le genou alors que je passe à sa hauteur.

— Je suis sure que tu es ravie de l'apprendre.

— Ça lui fera les pieds à la greluche.

Mon Nokia sonne, c'est ma mère qui s'inquiète, elle est avec la mère de Sébastien, ils veulent savoir si tout s'est bien passé et je m'énerve.

— Mais oui maman, on va bien, depuis une heure il n'est arrivé aucun drame. Allez je te laisse.

— Je t'aime ma chérie, bisous.

— Oui oui c'est ça, bisous.

Seb mime un baiser et je raccroche rapidement.

— Heureusement qu'on part que deux jours !

— Ma mère est devenue aussi chiante que la tienne après l'accident, elle croit que je suis en sucre maintenant.

Comme on ne trouve pas la prof dans le hall ni aucun élève, on sort dehors. La gare maritime de Jersey est toute petite en même temps, un homme nous tend des tracts religieux, je me demande s'ils sont témoins de Jéhovah, ils n'en ont pas l'allure pourtant.

— C'est pas magnifique pour l'instant, vous verriez quand on arrive à New York en bateau, c'est autre chose.

On regarde tous les deux Belle avec stupeur.

— Tu as déjà fais une croisière à New York ?

— Ben oui !

Naturellement ... Je me demande combien son père gagne par mois parce que le mien, même en étant très connu, n'a pas les moyens de nous emmener faire la moitié des voyages dont Belle nous parle.

Je nous prends en photo avec le téléphone, on ne voit rien avec les pixels mais ce n'est pas grave. Je l'envoie à mon père et tape laborieusement « A nous la liberté ! Adieu les parents »

On était jeune, on était con.

Et comment aurais-je pu savoir que c'était mes derniers mots pour eux.

*

J'avais oublié ce que c'était que d'être aimée (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant