De belles choses arrivent parfois dans les gares

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Je sens que la conversation n'est pas vraiment finie et que je vais en prendre pour mon grade, et puis je sens le malaise s'insinuer en moi, il n'aurait pas tort. Je me rends compte de ce que j'ai failli lui imposer mais aussi du manque de professionnalisme que j'ai eu en pensant résoudre une enquête seule et sans matériel et je ne suis vraiment pas fière de moi.

J'ai toujours été un peu impulsive mais à l'inverse j'ai toujours eu le sang froid nécessaire pour me cadrer dans mon travail et je sais bien que la limite de cette affaire me bouleverse personnellement et même si ça me donne une vague excuse, j'ai tout de même flanché ! Et pas qu'un peu, je viens d'aller chez mon chef et de pointer un pistolet sur lui...

Je passerais peut-être ce détail sous silence auprès de Keith quand je me déciderais de tout lui dire. Car je pense que, là, je vais devoir lui dire ce que je lui cache depuis tout ce temps. J'ai en tête la question de Calum qui m'avait tant bouleversée dans ce café "Que feras-tu quand il te faudra partir ?" J'avais répondu que je supposais qu'il faudrait que je le laisse et m'en aille sans me retourner ... Et voilà, nous y sommes et j'en ai été incapable !

Je lui avais rétorqué que bien du temps s'écoulerait avant que cela n'arrive, il ne s'est pas passé deux mois...

Cal a rarement raison mais sur ce coup-là, il a visé juste, il s'est passé plus de choses dans ma vie en six mois qu'en treize ans.

Je liste intérieurement ces événements : j'ai rencontré un inconnu dans un café et j'en suis tombée amoureuse, il s'est révélé être le frère de mon colocataire gay dont j'ai fais semblant d'être la fiancée. J'ai rencontré une famille écossaise fantastique qui m'a même intégré dans son clan et appris à lancer des troncs d'arbres et à me faire belle. J'ai réussi à faire avouer à Cal son homosexualité et à réconcilier les frères - même si je n'ai pas bien compris comment, mais bon passons ...

En contrepartie, j'ai effectivement légèrement merdouillé au travail en menaçant Furbisher, en faisant démissionner un énième collègue et en découvrant que ces treize ans à attendre que l'enquête progresse n'étaient qu'une vasque mascarade. Et dans la balance des plus et des moins, c'est ces derniers constats qui ont failli tout faire basculer.

Désolation et consternation m'occupent l'esprit tandis que j'avise un voyageur de la file d'enregistrement en lui confiant le croquis pour ma mère. Je sais que ce n'est que partie remise, qu'importe si j'oublie un peu son visage, je sais que je vais la revoir bientôt. Et alors, une forme de sérénité commence à balayer le reste.

J'ai le temps de finir la sonate de Chopin. Il n'y a plus beaucoup de monde dans la gare.

Je pose à nouveau mes mains sur le piano esseulé et laisse courir mes doigts sur les touches, avec plus dextérité, plus de passion et moins de souffrance surtout. J'ai fais un choix aujourd'hui, j'ai choisi celui qui m'aime, qui me connait maintenant à ceux qui m'ont aimé. J'ai choisi le présent et le futur au passé, si déchirant cette décision soit elle ! Et une part de moi pense, espère, que peut-être ils ne feront plus qu'un un jour. Ce pensée est rassurante, apaisante.

          

Je joue encore quand une main se pose sur moi, je souris.

— Il faut que je devine qui c'est ? Mon chéri !

Je me retourne, j'ai le cœur léger de savoir l'homme que j'aime présent mais soudain mon sourire se fige, ce n'est pas Keith. C'est lui ... ou plutôt c'est un homme très grand, jeune, les cheveux bouclés et longs, l'air débraillé et mal rasé que je ne reconnaitrais pas sans ses yeux qui sont d'un bleu si clair et si vif qu'ils font écho aux miens, ils semblent détailler, ahuris chaque détail de mon visage. Et surtout il y a ce silence qui n'est ni pesant, ni oppressant, ce silence de mon enfance pleins de mots qu'on ne dit pas mais que l'on pense si fort. Ce silence de Luc.

Mon corps entier frissonne. La réponse émotionnelle à cette vision inattendue.

Pourtant, ma tête peine à reconnaitre en lui ce frère perdu de vue, et si je faisais fausse route ? Luc était petit pour son âge, très carré, pas ce look bobo que l'étranger affiche.

Lentement, il penche la tête sur le côté et me désigne le banc sur lequel je suis assise, nous n'avons jamais eu besoin de parler pour nous comprendre, je me pousse et il prend place. J'attends qu'il débute, il a toujours été plus doué, bien plus doué que moi.

Alors, j'avoue que, je m'attendais à du Chopin, du Beethoven ou encore du Rachmaninov mais à pas à ça ! Il joue « libérée, délivrée » ma parole !

— Tu plaisantes ?

Je me rends compte que c'est les premiers mots qu'on se dit mais lui me jette un regard en coin et je sens le défi dedans, je pose mes mains sur le piano, ça a un côté humoristique. Je me laisse prendre au jeu, je suis à fond, avec lui à côté de moi. Il ne fait aucune fausse note alors que je manque quelques temps mais je suppose qu'une oreille peu aguerrie ne le remarquerait pas et puis comme dirait Keith, on s'en fout !

Quand la dernière note résonne, il pose sa main sur la mienne et je le dévisage avec un sourire plus grand à chaque instant, je sens les larmes qui me montent aux yeux, à nouveau. Mais un toussotement nous fait sursauter.

Cette fois-ci c'est bien Keith, et il n'a pas l'air content, j'avoue que je ne sais pas ce qu'il peut penser.

— C'est ton chéri ? Signe-t-il et je hoche la tête.

Luc se lève et tend la main à Keith.

— Dis lui que je suis enchanté de le rencontrer.

— Keith, mon chéri, je te présente mon ... frère.

Il sursaute et prend la main tendue qu'il garde un peu plus longtemps que nécessaire.

— Bonjour, moi c'est Keith. Il rentre avec nous ?

Luc, se tourne vers moi, interrogatif et je hoche la tête avant de faire ce que je n'ai pas pu faire depuis tout à l'heure, je m'approche et je le serre dans les bras, si fort qu'on pourrait penser que je tente de l'étouffer. Son étreinte est douce, soit il a moins de muscle, soit il est resté le même jeune homme tendre et délicat que j'aimais puis soudain, il me fait mentir et me soulève pour me faire tourner dans les airs.

Quand il me repose, je fonce dans les bras de Keith, son étreinte est plus tendue mais plus forte, celle d'un homme en colère mais qui m'aime profondément.

— Toi, tu vas devoir me parler pour une fois !

— Je crois, oui, que cela pourrait être pertinent.

Mon sourire ne me quitte pas.

J'avais oublié ce que c'était que d'être aimée (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant