Chapitre VI

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VI

Hannah continua donc ses salutations, comme si de rien n'était. Elle sourit légèrement à Saul, son beau-fils – et tout comme elle éprouvait de l'aversion pour sa fille, elle ne l'avait jamais tout à fait accepté. Puis accourut vers elle un petit enfant d'une dizaine d'années, aux lèvres tremblantes, au front d'une pâleur presque maladive et aux cheveux blonds qui commençaient lentement à prendre la teinte presque rousse de son père et aux yeux d'un bleu fuyant. Il était si frêle qu'on eut craint de le briser au moindre contact, et pourtant il ne marqua pas une longue hésitation avant d'enlacer la taille d'Hannah, qui le repoussa gentiment en effleurant sa tignasse sèche et presque cassante.

– Bonjour, Maman, murmura-t-il, la mine un peu boudeuse.

– Bonjour, Amelius, le congédia Hannah avec un petit sourire.

Amelius Urieh Derksberg était le second et dernier enfant d'Hannah – même si officiellement, sa petite famille en comptait trois. Il était de constitution fragile, né malade, toujours trop pâle et un peu souffrant. Le reste de la fratrie le maintenait à l'écart ; il avait près de cinq ans de moins que sa demi-sœur et plus de six de moins que son demi-frère. Il était celui qui réunissait le demi-sang en un seul, le seul des trois enfants qui fût des deux parents. Saul et Maria-Olivia auraient beaucoup aimait n'être même pas frère et sœur sur le papier. Il en résultait, pour le fragile enfant, qu'il était toujours fourré, non pas dans les jupes de sa mère, elle ne lui prêtait pas assez d'attention pour cela, mais dans celles de sa gouvernante, Lady Louisa de Douvres.

Cependant, il ne fallait pas croire que ce pauvre garçon n'était pas désiré ; il avait permis à Hannah et à Maïke de légitimer publiquement leur relation et de marquer leur mariage comme basé sur de réels sentiments. On avait essayé d'amadouer le peuple qui hurlait au scandale à propos de la princesse sans père ; à la naissance d'Amelius, Maïke avait reconnu Maria-Olivia comme étant sa fille et Hannah avait adopté Saul. De toutes façons, au milieu du monde vivant à XXI Palace, être une même famille ou non avait fort peu d'importance ; même Maïke et Hannah faisaient chambre à part, et les enfants avaient chacun leurs appartements, attenant certes les uns aux autres.

Amelius s'était donc empressé de s'écarter du chemin de sa mère ; et Hannah avait salué avec un sourire renouvelé Garan et Sauri, qui souriaient fort eux aussi en retour, et inclinaient presque mécaniquement la tête. À leurs côtés se trouvaient leurs enfants, Damien, seize ans, qui était né à peu près en même temps que Maria-Olivia, mais dans des conditions bien plus heureuses, et Amanda, treize ans. Le fils et la fille était comme le père et la mère ; polis, propres, un peu gentils et assez bienveillants, mais fade et sans goût autre que de paraître des « gens biens ». Ils avaient les cheveux bruns, le nez petit, les vêtements dépourvus de plis comme d'originalité. Vinrent ensuite Puy et Lii, qui n'avaient fait que s'embellir avec l'âge. Ils rayonnaient de bonheur, l'un toujours aussi délicieusement blond et l'autre dont les sublimes yeux bridés pétillaient en accord avec sa chevelure luisante. Lii entourait de ses bras avec une espèce de fierté toute maternelle Eden, seize ans – elle avait un instant eut très peur de ne pas pouvoir avoir d'enfant, mais cette crainte était vite passée ; par la suite, elle avait trop aimé le premier pour songer à en faire un deuxième. Damien et Amanda étaient la seule fratrie complète qui descendait des XXIs – et d'ailleurs tous ces enfants avaient en secret pris le nom de Derniers. Ils étaient tous proches malgré leurs différences d'âge comme de principes, et préféraient éviter d'évoquer leur funeste appellation devant leurs parents, qui les croyaient encore innocents.

En tous cas, Eden tentait de repousser le bras de sa mère tandis qu'il saluait la reine, sans vraiment y parvenir. Il avait une peau d'ivoire, un visage métissé aux traits doux et des cheveux un peu broussailleux d'un noir de jais. Un autre petit groupe se tenait non loin de la première des chaises ; il s'agissait de Meerk, Winter, et du fils de cette dernière Autumn. Les deux Fuyards n'étaient pas tout à fait un couple, et Winter élevait son garçon seule. Ils étaient assez reclus, elle ne savait pas vraiment qui était le père – ou du moins c'était ce qu'elle prétendait. Meerk le considérait à peu près comme son enfant, mais ne le voyait guère souvent. À vrai dire, Meerk était tout à fait perdu. Il n'avait pratiquement personne dans sa vie ; depuis la mort d'Örka, il s'était considérablement éloigné de Maïke, et ce surtout depuis son remariage. Il faisait partie de cette minorité qui vivait au palais sans pour autant avoir tout à fait trouvé sa moitié. Il avait un peu amélioré ses relations avec Puy, mais la plupart du temps, il discutait en groupe avec ses frères pour oublier qu'il était plus ou moins seul. Autumn, en tous cas, ressemblait beaucoup à sa mère, dans la constitution comme dans le comportement.

Hannah pressa légèrement le pas ; elle ne tenait pas à ce que ces salutations s'éternisent trop. Elle serra assez chaleureusement les mains de Bau et de Tarr, qui étaient toujours aussi passionnellement inséparables, et toujours aussi tactiles. Quand Judi s'approcha juste derrière, elle alla jusqu'à la prendre brièvement dans ses bras. En perdant sa connexion si spéciale avec Örka, elle n'avait pu que se rabattre sur ses autres amies pour ne pas sombrer tout à fait dans un profond désespoir. Cependant elle se contenta d'un léger signe de tête au mari de Judi, Fred – le seul habitant du palais qui s'était ajouté à leur groupe après la prophétie, après Karey Daa, après toutes les épreuves. Un homme semblable à tant d'autres, pas vraiment grand, pas vraiment beau sans être laid pour autant, pas spécialement attentionné. Un inconnu aux cheveux bruns et aux yeux marrons. Il n'était pas une alliance stratégique, il n'était pas un noble – il ne restait plus qu'à supposer qu'il était un coup de foudre pour ne pas le considérer comme un franc inconnu. Au moins avait-il servi à produire la charmante Mariange, qui avait récemment atteint ses quatorze printemps, et était le portrait craché de sa mère, tant en gentillesse qu'en physique.

En avançant encore un peu – elle était à la moitié de la salle, décidément bien remplie – elle arriva devant les trois derniers couples, chacun accompagné de son enfant d'une quinzaine d'années. Les XXIs avaient décidément reproduit le mécanisme de leurs parents ; ils avaient trouvé leur moitié au sein de leur groupe même et, avec des fils et des filles uniques, ils avaient créé une nouvelle génération d'Élus. Mais ils n'avaient pas voulu prendre le temps de réfléchir qu'à ce rythme – et en comptant que représenter Haars Besoor sur terre impliquait forcément de perdre des camarades le long de l'épineuse route –, l'extinction de la famille des Premiers ne pourrait guère tarder. Et c'était sans même compter la main terrible du destin, qui déjà avait tracé les lignes fatidiques et ne leur laisserait pas de répit.

Ainsi donc Hannah gratifia du dernier sourire qu'elle avait en réserve ceux qui étaient restés un peu en retrait, attendant que l'impératrice s'avance jusqu'à eux pour s'incliner avec une excellente maîtrise de l'étiquette, à savoir Benn, Ilhoé, et leur Dalia, Kernd, Kass et Keifth et enfin Makss, Nitjzki et Leyroll. Le moins que l'on puisse dire était qu'il était parfois un peu harassant de vivre en si nombreuse compagnie.

Hannah avança cette fois jusqu'au bout de la pièce, qui se terminait en une immense fenêtre de plusieurs mètres de haut, et qui laissait filtrer à travers ses rideaux légèrement transparents un jour blanc. De là elle atteint sa chaise, à l'extrémité de la table et dominant le reste de l'assemblée. Une fois qu'elle fut assise elle fit signe à ses frères qui gagnèrent leur place respective et s'assirent à leur tour. Puis les bavardages commencèrent, chacun échangeait les dernières nouvelles avec son voisin, et faisait ainsi circuler toutes les rumeurs du palais. Les valets de table circulaient presque sans relâche, un plateau d'argent posé sur l'avant-bras, distribuant rôtis, patates et légumes grillés, puis magrets de canard et salade.

L'impératrice ferma les yeux en mordant dans un morceau d'une délicieuse viande juteuse et s''imprégna du bruit et de la bonne humeur ambiante. Il suffisait qu'elle s'accroche un peu et alors, dans les instants comme ceux-là, elle avait l'impression d'être heureuse.


Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant