Chapitre XXIII

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XXIII

Wilhem Warcrow se tenait debout, long et imposant, devant sa grande fenêtre donnant sur la rue. Depuis que la grande famille impériale occupait un peu plus de place que d'accoutumée dans les journaux, il était songeur. Sa bonne, qui le connaissait bien, le voyait toujours griffonnant l'une ou l'autre idée plus ou moins louche sur un petit calepin, et se dépêchait tout exprès d'apporter le café ou de débarrasser le plateau repas pour ne pas détourner son intention.

Monsieur Warcrow était un homme clairvoyant, surtout dans ce qui concernait ses affaires personnelles. Il savait parfaitement que cette petite résurgence, si elle retardait sûrement la révolte qui ne pourrait qu'arriver, ne changeait rien à la situation. Il gardait toujours le contrôle. Même de loin, dans l'ombre, et d'une seule main, il tirait les ficelles. Et il parviendrait à tout ourdir comme il l'entendait.

Ce fut justement cette dernière pensée qui clôt sa réflexion ; en trois grande enjambées, il marcha jusqu'à son petit meuble à téléphone et saisit l'antique combiné. D'un habile mouvement de l'index, il fit tourner le cadran. Dans son oreille résonnèrent une... deux sonneries... et l'on décrocha...

– Allô ? fit-il de sa voix impérieuse qui faisait plier devant lui tous ses subordonnés.

Un petit sourire passa sur ses lèvres quand il comprit qu'on s'était empressé de répondre devinant que c'était lui qui appelait.

– Oui... susurra-t-il dans le cornet. En effet... bon, très bien. C'est d'accord, vous aurez tout cela demain soir, comme convenu. Ah, et autre chose : vous avez des gens en Écosse, pas vrai ? Alors dépêchez-vous d'en trouver. Non, pas besoin qu'ils soient trop nombreux. De confiance. Bien entendu, j'y mettrai le prix... Pas de questions maintenant, vous savez que c'est inutile. Oui, il m'est venu une idée... Mais suffit. Vous saurez tout bien assez tôt, de la même façon que d'habitude. Je raccroche.

Et il reposa le combiné sur son support.

– Sophia ! cria-t-il en se tournant vers la cuisine. Je vais vous faire un papier, il faut que vous alliez à la banque.

***

Le décès de Clarisse et de son mari n'avait pas accéléré la séparation des Derniers, bien au contraire ; puisque Tristan était orphelin, il paraissait assez évident qu'il resterait au palais. Et comme lui ne partait pas, Marina n'avait aucune envie d'être la seule à quitter ses cousins adorés. Ses parents non plus n'étaient pas trop pressés : ils se plaisaient à retrouver quelques semaines les plaisirs de leurs jeunesses dans leur cour isolée écossaise. S'ils n'étaient pas enfermés constamment dans leur pavillon, en revanche cette jeunesse était toujours groupée à trois, quatre, cinq ou six ; on ouvrait la porte d'un appartement et on y trouvait tout ces adolescents par terre, sur les tapis, fauteuils et canapés ; à tout heure du jour mangeant, buvant et parlant, parlant à n'en plus finir. Des plateaux d'en-cas traînaient çà et là entre les jeux de société étalés sur le parquet. Aux repas en commun, des vides se créaient ; si l'un des Derniers n'était pas assis à côté de son semblable, il ne pipait mot de la soirée. On eût dit des aimants séparés par un obstacle, qui, dès que l'obstacle s'éloignait, s'attiraient en un éclair.

Du reste, le palais était assez grand pour qu'on ne les remarquât pas ; les XXIs n'étaient que très rarement témoins de ces scènes et ne s'en plaignaient pas. Eux ne se réunissaient plus, et les tensions croissantes au dehors comme les douleurs et difficultés internes planaient autour d'eux sans jamais vraiment atterrir avec fracas. Ce fut seulement lorsque Damien et Amanda décidèrent d'organiser une partie de saute-mouton dans les grands escaliers conduisant aux appartements – ceci dans le but de convaincre Amelius de s'y joindre – que Maïke intervint pour les rappeler à l'ordre et dissiper le groupe. Il le fit avec un sourire amusé ; voir toute cette marmaille, dont les plus petits poussaient parfois la bande à rester dans l'enfance, lui donnait l'impression qu'il avait véritablement accompli quelque chose dans cette vie. Même s'il ne s'était jamais posé la chose de cette façon, il était évident qu'il était plus fier d'être père, et oncle en quelque sorte, que prince consort de l'Empire. Quand il s'assit au bureau de ses appartements cette fois-là, il rendit un long soupir d'aise comme il en produisait peu. On aurait pu y trouver la preuve de son bonheur – cependant pour les races maudites, le bonheur est en général de bien courte durée. Et ce, surtout quand le destin, entre autres ennemis, s'apprête à signer des arrêts de mort.

Dans le même temps, à l'autre bout de la ville, Monsieur Warcrow continuait à penser, à réfléchir et à passer des coups de fils. Il ne cessait jamais ses noirs projets, et entre deux messages à ses collaborateurs de l'ombre, il prenait à peine le temps d'intercaler quelques sandwiches et quelques cigarettes. Lui aussi, de la façon la plus terrible qui soit, se croyait heureux : comme les XXIs bien des années auparavant, il était sûr de trouver la paix en brûlant les cadavres des êtres qu'il haïssait.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant