Chapitre XXI

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XXI

De l'autre côté des vastes prairies anglaises que l'hiver commençait d'assécher, de l'autre côté de la Manche glacée dont les lames semblaient des couteaux, au-delà de l'étendue des champs morts, puis à travers le pavé gris de Paris, se dressait l'éternel Palais du Louvre où la famille grand-ducale s'était installée. Tout de pierre beige, il restait toujours si vaste et si immobile dans la froideur de l'après-midi. Les couloirs étaient entièrement moquettés et couverts de tapis comme à une époque ancienne, et aux murs les sons s'étouffaient dans les tapisseries finement brodées. La grande salle d'audience, depuis quelques années, avait revêtu un décor presque médiéval ; le grand trône en bois, au sommet triangulaire gravé de motifs traditionnels, reposait sur une légère estrade, et le souverain s'y asseyait les pieds sur un coussin. Pour assurer le retour de la monarchie, il avait fallu ne plus être une royauté, et trancher avec le souvenir collectif de Versailles. De grands étendards aux armes de France et des provinces pendaient du plafond, et des fourrures étaient jetées de part et d'autre du sol dallé. Le Grand-Duc d'Alembert était justement installé là en ce début d'après-midi. Il avait récemment fêté ses soixante-cinq ans ; de jours en jours ses cheveux comme sa moustache voyaient un blanc pur remplacer le brun dense qu'ils avaient connu du temps de Viola Ière. D'ailleurs, qu'elle était loin, la belle époque de sa fougueuse jeunesse de grand prince, les accords négociés toutes la nuit et qui se soldaient par des fêtes à Sorrowbridge Island ou à Menton entre grands de ce monde !

Les audiences ordinaires du souverain étaient terminées pour la matinée ; il avait déjeuné en compagnie de son fils Henri-Gustave – et tout comme Hannah, il s'interrogeait parfois sur sa vie et sentait déjà la relève de plus en plus proche. À vrai dire, c'est là le fardeau de tous les chefs de dynastie dont les enfants grandissent pour être un peu trop puissants, beaux ou charismatiques. On comprend alors qu'on n'est peut-être plus l'élu à présider la nation que l'on croyait être.

Le menton dans la main, bien accoudé, il laissait aller et venir ses pensées. Sa famille défilait derrière ses paupières à demi closes ; de temps à autres, il battait des cils et s'arrêtait sur l'un ou l'autre membre qu'il voulait rappeler à son esprit. Sa fille, la belle, la fameuse Camillia-Amélie de France. Un beau et grand mariage avait précédé son envol vers l'Italie. Des mois qu'il ne l'avait plus revue – mais il était fier d'elle, de sa réputation internationale, des yeux qu'elle époustouflait, et de l'alliance qu'elle avait renforcé de sa jeunesse.

Son neveu, Jean de Bretagne. On était offrir la main de Maria-Olivia d'Angleterre-Allemagne-Hongrie pour lui deux jours plus tôt. C'était la Comtesse Clarisse qui était l'ambassadrice de la commission ; une brave femme, et présentant un joli parti. L'héritière de l'Empire du Nord, pour un parent du trône de France, ce n'était pas rien. Il était d'ailleurs impossible de trouver plus prestigieux pour son neveu, qui n'était jamais que futur pair. Et de son côté, il n'avait rien de mieux que son vague neveu à proposer à la noble Angleterre. Belle occasion de resserrer une vieille alliance qu'on lui proposait là – et encore un défilé de fleurs et de drap blanc pour ses vieux jours. Il pourrait assister un peu plus à l'esquisse de la nouvelle génération qui bientôt gouvernerait le monde. Quel raison aurait-il pu avoir de refuser ? S'il tardait trop, l'Angleterre se trouverait un parti plus avantageux. Il n'avait qu'à faire venir devant lui son cousin par alliance Jean de Bretagne père, et le principal intéressé... Eux aussi ne pourraient qu'accepter et, dans tous les cas, ils devraient se plier à la volonté de leur souverain. Le Grand-Duc ne doutait pas un instant qu'il serait longtemps loué pour cette bénédiction qu'il faisait à sa famille bretonne. Tout cela était fort bien ; la prochaine fois que Clarisse le viendrait voir, il accepterait, en nuançant tout de même son propos pour préserver l'honneur du futur fiancé et de la nation qu'il représentait. Tant qu'il n'avait affaire qu'à une ambassadrice, il n'aurait aucune honte à considérer les deux partis comme étant d'égale nature. En vérité, c'était une fleur que la nation anglaise faisait aux Français comme à leur grand-duc.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant