Chapitre XV

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XV

Et tandis qu'Hannah, après avoir plus ou moins habilement congédié Maïke, se rendait à une réunion avec ses conseillers, à des kilomètres là, dans le large sous-sol d'un respectable tripot de Londerplatz centre, étaient attablés un groupe d'étranges figures de toutes formes et de toutes tailles. Vers les bords de la salle, les visages étaient masqués par des chapeaux et des capuches en toute sorte ; autour de la table en elle-même, les joues et le nez étaient marqués d'ombre par une grosse bougie posée au centre. Celui qui présidait cette mystique assemblée dominée un peu les hommes et les femmes arquées autour de lui ; il avait les pieds sur une espèce de petit tabouret qui le surélevait. C'était un homme d'une petit trentaine d'année, à l'allure forte, vive et empreinte d'un puissant charisme ; le menton franc, les yeux clairs, les cheveux blonds, et l'air des leaders naturels de ce monde.

– Bien, reprit-il de sa voix sèche et ferme qui avait pourtant le pouvoir de faire vibrer les cœurs, il est inutile de perdre notre temps ; vous savez tous aussi bien que moi pourquoi vous êtes ici. La situation actuelle de notre pays – j'oserai même dire : de nos pays –, et qui est en place depuis bien trop longtemps, ne peut plus durer. Notre impératrice est une ombre. Quand à savoir qui tire les ficelles dans son dos, mystère. Mais nous n'en avons que faire ! Le coup d'état – car oui, c'était un coup d'état – de Gregor Ier était une erreur. Les Mac Bullock, pas plus que la Huckledown après eux, n'ont pas laissé leur chance à la vérité ! Et cette vérité, vous y croyez tous. On ne peut que croire à la vérité. La vérité, c'est la liberté. La clairvoyance du peuple. Le monde l'a oubliée, mais il n'est pas trop tard pour la faire renaître. Confrères, consœurs, c'est dans vos bras que revivra la République !

On applaudit à demi, et des murmures vinrent commenter ces affirmations.

– Oui... bravo... bien dit... la voix du peuple ! grondait-on partout.

Et l'homme eu l'habilité de ne pas demander le silence avant de reprendre ; il laissait parler ses admirateurs, pour que chacun d'entre eux puisse clamer son avis s'il en éprouvait le désir – et puis il savait pertinemment qu'au son de sa voix, le silence se ferait de lui-même, et c'était bien plus gratifiant.

– Désormais, il est temps de renverser la supercherie. Un empire... quelle vaste blague ! Qu'avons-nous besoin de voir les Allemands et les Hongrois ne former qu'un avec nous ? Les accords du temps de l'Union Européenne suffisait parfaitement ! À quoi servent les pays annexés ? À fracturer l'unité nationale et à assouvir la vanité des souverains, voilà quoi ! Nous ne voulons plus de cela. Nous rendrons leur liberté à l'Allemagne et à la Hongrie en échange de la signature de traités de commerce, d'exclusivité, de dédommagement et de non-agression. Nous promouvrons la paix et les échanges internationaux. Et le pays... le pays... où commencer ? Il faudrait refondre toute l'administration, voter pour le premier président, créer des assemblées citoyennes, un ministère élu au suffrage universel direct... Fini les amis de la couronne privilégiés en tout. Place à la voix des plus faibles, à l'égalité politique pour tous !

Il marqua une pause ; son œil enflammé sonda un instant l'assemblée et nota qu'elle était tout à fait sous son contrôle.

– Le gala d'hier n'était que de la poudre aux yeux. Hannah d'Angleterre-Allemagne-Hongrie, se soucier de son peuple ? Laissez moi rire. Elle est bien trop hautaine et détachée pour cela. Haars Besoor, oui, certes, mais d'une, il n'a pas à être au premier rang et à choisir qui incarne le pouvoir des hommes, et de deux, nous ne pouvons décemment croire que cette femme à demi morte soit sa véritable représentante. De toute façon, Il est là parmi nous, et nous n'avons besoin que de lui. Alors, par la fenêtre l'impératrice de pacotille et sa clique ! Le peuple brisera les vitres de son palais et lui percera les tympans de sa voix surpuissante. Aucun obstacle ne résiste à la liberté.

Personne ne pouvait s'opposer à ces arguments pleins de bon sens et à cet appel si naturel ; et si Hannah avait encore des partisans, ils étaient bien peu à être au rang des activistes. Ceux qui soutiennent le régime en place ne sont pas les premiers à sortir dans les rues. C'était donc un redoutable ennemi que les XXIs s'étaient fait inconsciemment en la personne de Wilhem Warcrow.

***

Au Palais, Clarisse relevait la tête du tas de registres où elle était plongée en passant une main dans ses cheveux décoiffés. Elle esquissa quelques cercles du bout du nez pour s'étirer le cou, puis, une espèce de lueur fébrile dans le regard, se pencha vers le chancelier assis en face d'elle.

– Alléluia ! S'écria-t-elle avec un magnifique sourire en relevant ses lunettes. Karden, mon cher ami – il serait d'ailleurs bon que vous veniez nous rendre visite en France à l'occasion, peut-être quand vous aurez pris votre retraite ? –, notre excavation touche à sa fin. Bien que ce fut un bonheur de travailler à vos côtés, je ne vous cacherai pas que je suis tout à fait ravie. Notre mission me semble accomplie, ou du moins sur la voie de s'accomplir.

En même temps elle lui pointait du doigt une ligne d'un livre de généalogie qu'elle avait entourée au crayon.

– Je suis prête à vous garantir que notre dauphin d'Angleterre s'appellera Jean de Bretagne.

Elle avait beaucoup insisté sur la prononciation française des mots ; elle observa un instant la réaction de Karden avant de développer.

– Je m'en voudrais presque de ne pas avoir pensé à lui plus tôt. Jeune comte de Côtes-D'Armor, bientôt quinze ans, et sa mère est une cousine du Grand-Duc. Je l'ai vu quelques fois à la cour ; un véritable sang bleu, réservé, se tenant bien... Il est à la hauteur de son rang, il est poupin, docile et ambitieux à la fois. Vous n'êtes pas sans savoir les bonnes relations que j'entretiens avec la famille grand-ducale ; Sa Majesté d'Alembert ne peut pas me refuser la main de son neveu pour un si noble parti.

– Cela me semble parfait, en effet ; mes félicitations, comtesse. Mais ardez-donc votre argumentaire pour Sa Majesté Impériale, puis pour Sa Majesté Grand-Ducale ; je ne demande nullement à être convaincu. Quant à votre invitation, je l'accepte avec grâce ; cependant je doute de ma capacité à l'honorer. Voyez ; à mon âge je suis encore en train d'exercer le travail d'un secrétaire. Je me romprai le dos dans ma tâche, et les affaires d'état ne connaissaient pas de vacances. Heureusement pour moi, votre position est bien plus mobile que la mienne comtesse. Oh ! Mais je vois que je vous retarde ; ne tardez pas, et courrez donc informer l'impératrice.

– Ce doit être l'âge, Chancelier ; vous ne vous rendez plus compte du temps qui passe.

Et elle sortit en lui faisant un petit clin d'œil qui le fit soupirer. Cependant à peine fut-elle dehors que son sourire tomba ; elle se hâta d'appeler une servante pour qu'on la rende présentable avant la cruciale entrevue à venir.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant