Chapitre XI

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XI

Hannah, en s'éveillant le lendemain, eut l'impression d'émerger soudain d'une eau déchaînée qui s'apprêtait à la noyer. Elle se redressa, haletante, criant presque, les yeux hagards ; aussitôt Martha – la nouvelle chef de l'étage, successeur d'Anne – accourut vers le lit pour lui prendre la main, mais l'impératrice la repoussa d'un geste violent. Sans un mot, la femme de chambre courut chercher une bassine d'eau froide à la salle de bain ; Hannah la prit, s'en aspergea la figure et se rinça les doigts. Puis elle se leva et marcha jusqu'à la table ronde munie de deux chaises à l'angle de la pièce ; la servante comprit qu'elle mangerait là et y posa le plateau du petit-déjeuner. Puis elle s'inclina brièvement et sortit. Hannah avait une clochette à disposition pour que l'on vienne la débarrasser quand elle aurait fini ; elle porta une main à son front et puis se résolut enfin à manger, mordant résolument dans son pain grillé.

***

Elle se fit habiller et coiffer pour sortir, après quoi elle renvoya ses bonnes et quitta ses appartements pour descendre l'escalier principal. Il devait être dix heures trente tout au plus, les habitants de la cour avaient déjà mangé et, pour la majorité, ne traînaient pas dans les couloirs ; ils avaient quitté l'aile principale pour l'aile est, où se trouvaient les appartements autres que ceux de la famille royale. En arrivant dans l'immensité du grand hall, d'en haut de l'escalier, Hannah aperçut Lii assise dans l'un des nombreux petits canapés baroques ; elle y feuilletait le journal du matin, activité peu commune pour une dame de compagnie. Mais son rôle était plutôt symbolique ; en vérité, Hannah ne réclamait que rarement des dames pour la suivre en toute heure du jour ou lui faire la lecture pendant les périodes d'ennui. Elle n'avait que faire de tout cela ; elle était trop occupée à gouverner. Maïke, lui, aurait pu user à merveille de garçons de compagnie – mais ses anciens camarades, presque tous domiciliés au palais, lui suffisaient amplement. En entendant le pas ferme d'Hannah résonner sur le dallage de marbre de l'entrée, Lii releva la tête ; elle plia avec grâce et d'un geste expert son journal, et se leva en exécutant d'emblée une révérence. Elle souhaita une bonne matinée à son impératrice qui lui annonça qu'elle sortait ; alors Lii, portant une main aux larges perles de son collier, fit sonner immédiatement un valet qui apporta le manteau à col de fourrure et les longs gants de cuir de Sa Majesté. Puis ce même valet ouvrit en s'inclinant l'une des immenses portes du palais ; dehors attendait, attelé de deux splendides chevaux hybrides X-243 dernier modèle, le royal carrosse. Un autre valet ouvrit la portière ; s'aidant du marchepied, elle y monta. Enfin le véhicule démarra, ses hautes roues crissant sur le gravier de la cour avant.

Le carrosse ne tarda pas à s'arrêter sur le bord d'une des artères conduisant à la place du Peuple. L'impératrice fut saluée par quelques passants – mais quand elle entra dans la Cathédrale de l'Œil-Rose qui avait été fermée au public à sa demande, des murmures mécontents s'élevèrent. Depuis son mariage avec Maïke Derksberg de Hongrie, les protestations s'étaient apaisées – mais depuis douze ans qu'aucun événement particulier n'avait assuré la légitimité d'Hannah sur le trône en tant qu'Élue, les mécontentements envers cette souveraine absente et froide recommençaient à monter. Et même si dans la capitale, la situation n'en était pas encore tout à fait à la révolte, cela ne pouvait tarder. Une goutte d'eau aurait suffi à faire déborder cette mer déjà presque au summum de la tempête. Presque personne n'aimait l'impératrice ; elle ne faisait rien d'exceptionnel et n'était pas spécialement crainte. La jeunesse ne se souvenait plus de l'accident de Karey Daa ; d'ailleurs, il était loin dans toutes les mémoires.

Hannah, devant cette situation qu'elle préférait ne pas gérer, affectait l'indifférence ; elle se contenta de regarder profondément l'Œil flamboyant qui baissa légèrement sa pupille habituellement tout à fait immobile vers elle, et battit une fois de sa lourde paupière d'or. L'apparence ordinaire de la matérialisation partielle d'Haars Besoor sur terre aurait pu sembler un dessin d'un incroyable réalisme sur des flammes ne s'y agitaient pas en permanence. Il ne donnait plus signe de se refermer bientôt ; il était assez établi, et il avait en lui la capacité de veiller sur les siècles en simple spectateur et pourtant régent de l'ombre, comme celle de sommeiller pour un millénaire consécutif.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant