Chapitre XX

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XX

Bien plus loin, de l'autre côté des allées gravillonnées, au premier étage du palais, Hannah s'éveillait aussi, moins courbaturée certes, mais peut-être tout aussi inquiète par nature. En s'étirant, elle soupira, et n'eut pas un regard ni pour la femme qui vint l'habiller, ni pour les vêtements dont on la para. Qu'avait-elle à faire aujourd'hui ? Un jour de plus avant la fin... Tout lui semblait un long calvaire. Elle en arrivait à ces instants où l'on se demande comme on a pu tenir ou même s'occuper aussi longtemps. À peine trente-cinq ans, et il lui semblait avoir vu défiler des siècles. Qui savait combien de temps il lui restait à vivre ? Au fond, elle-même ne s'en souciait pas vraiment. Elle s'assit, et ses mains lasses se refermèrent sur un tas de papiers, où elle apposa des signatures sans que ses yeux se posent tout à fait dessus. Et puis le temps avançait inexorablement, le ruisseau glacé des heures coulant autour de son front qu'un millier de souffrances n'avaient pu rider, tant ses airs de résolution ne laissaient plus filtrer aucun sentiment.

À un autre étage, dans le cabinet privé de l'un des royaux appartements XXIs, un grand homme blond tournait le bouton de la poignée après être rentré. De l'autre côté de la pièce, une femme dont la toison noir pendait sur le dossier vert de son fauteuil de bureau lui tournait perdue et semblait perdue dans une contemplation vague de la lumière blanche se fondant dans les rideaux transparents.

– Ah, fit-elle simplement en l'entendant entrer.

Et lui marqua un temps d'arrêt, d'autant plus qu'il venait seulement de remarquer le filet grisâtre qui s'échappait de la silhouette.

– Tu fumes. Tu es nerveuse, dit simplement Puy.

Lii se retourna d'un coup, en faisant lentement tourner son fauteuil, deux doigts pressés avidement sur les lèvres et tirant longuement sur sa cigarette. Elle le regarda de ses grands yeux où se lisait un certain effroi tout en soufflant d'un air absent. Elle faisait peur à voir. Il s'approcha, et elle l'arrêta d'un geste de la main tout en tirant une nouvelle fois.

– J'ai un mauvais pressentiment. Un très mauvais pressentiment, même. Et tu sais bien que je ne bois pas.

– C'est pour Eden que tu te fais du souci ? Il est grand, pourtant.

Puy gardait résolument un sourire attendri sur le visage.

– Oh ! Lui, il a toute sa vie devant lui. Il l'a vue d'un seul coup, et ça a lui a ôté les questions. Il est apaisé. Tranquille. C'est comme si on me l'avait déjà enlevé.

– Lii, ma chérie, tu ne fais plus attention à ce que...

– J'ai peur ! cria-t-elle soudain.

Un silence s'installa quelques instants. Puis il courut dans ses bras, la souleva, elle se cramponna à lui et enfouit sa tête dans son épaule. Elle avait écrasé sa cigarette à demi consumée. Il la serrait di fort contre sa poitrine qu'il avait peur de la briser, mais il sentait qu'elle en avait besoin.

– J'ai peur pour nous... murmura-t-elle entre deux froids sanglots.

***

Midi passa. Hannah sentait les effets des mauvais rêves de la nuit sur sa concentration et sa forme ; elle commençait à sentir des raideurs dans son dos et elle avait renvoyé Karden en espérant que le calme complet autour d'elle l'aiderait à s'apaiser un peu. Et maintenant qu'elle avait plus ou moins triomphé de la fatigue, c'était la faim qui commençait à se faire sentir. Il n'était pas prévu qu'elle descende ; elle se demandait ce que la servante habituelle pouvait bien faire. Soudain elle entendit la porte principale s'ouvrir à demi, accompagnée des tintements d'un chariot ; elle releva les yeux, intriguée. Heureusement pour la petite bonne tombée des nues qui allait bientôt pointer le bout de son nez par l'entrebâillement de la porte, elle n'était pas d'humeur à s'emporter. Elle doutait fort d'avoir encore la force de s'emporter comme il se devait. Deux roulettes dorées firent leur entrée dans la pièce ; une grande nappe blanche supportait des plats et des cloches d'argent. Les couverts tintaient légèrement, et en dernier, dépassant largement des verres à pied, apparut la tête de Maïke. Il arborait un franc sourire enfantin ; ses cheveux presque rouges étaient un peu décoiffés, et il arborait une serviette pliée à son avant-bras, à la manière d'un serveur de bistrot.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant