Chapitre XIV

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XIV

Le lendemain, la première pensée d'Hannah en ouvrant les yeux fut que la journée à venir serait copieusement remplie. Et elle se dit que si la matinée ne se remplissait pas elle-même de piles débordantes de paperasses, elle n'aura qu'à bien la remplir elle-même. En relevant la tête de ses épais oreillers, elle constata que ses rideaux n'étaient pas tirés et qu'il n'y avait pas de Martha à l'horizon. Il était probablement encore assez tôt, mais qu'importe, on avait intérêt à accourir ! Elle étendit la main vers le cordon de soie qui pendait à côté d'une des colonnes du lit et le tira fermement ; et une petite bonne ne tarda à accourir avec un petit-déjeuner d'urgence.

Ce fut donc une heure plus tôt que d'ordinaire qu'Hannah ne présenta à son grand bureau de fonction ; les documents du jour n'étant pas encore tous prêts, elle termina de passer en revue et de signer ceux de la veille tandis qu'un valet lui faisait lecture de certaines coupures de journal. À ce qu'il paraissait, l'on disait beaucoup de bien de son discours au gala. Elle sourit vaguement sans pour autant relever la tête, et elle congédia le laquais d'un vif geste de la main le plus tôt possible. Le chancelier entra à son tour et lui fit ses hommages sans qu'elle y fasse vraiment attention. Il lui annonça ensuite qu'il aurait à se retirer promptement pour continuer ses recherches avec Madame la comtesse Clarisse de Dorset-Bourgogne. Bien que le chancelier n'ait pu tout à fait s'accommoder avec le titre dont Hannah avait donné à l'ancienne aubergiste en cadeau de mariage, depuis qu'il l'avait fréquentée d'un peu plus près, il commençait à l'estimer. L'impératrice lui sourit en le priant de la tenir au courant, et replongea le nez dans ses papiers quelques heures encore.

Ensuite elle releva délicatement la tête ; elle avait des raideurs dans la nuque et elle agita ses doigts endoloris par une écriture trop empressée. Elle appela des servantes pour se faire masser sur place, et enfin elle relâcha ses épaules avec un grand soupir soulagé. Elle retourna dans ses appartements pour se retirer dans son bureau personnel, qui était sans doute la pièce la plus privée qu'elle possédât dans tous le palais. Elle s'assit là devant sa meurtrière qui laissait filtrer un jour pâle en repensant à ces temps où elle regardait cette même fente de paysage, mais que tout allait bien – ou du moins que tout allait mieux. Il fallait absolument qu'elle se reprenne. Elle ne pouvait pas mourir en proie à cet espèce de désespoir qui était son quotidien ; elle devait trouver la paix. Il était temps qu'elle se montre à la hauteur de ses responsabilités. Elle était impératrice, épouse et mère. Et elle se comportait comme si elle ne vivait que pour elle seule. Sa famille – quel terme étranger à ses pensées ! – et même des nations entières reposaient sur ses épaules. Elle pouvait se décevoir elle-même, mais elle ne pouvait pas tous les décevoir en plus. Elle réfléchit. Elle avait besoin de se consacrer à un projet.

Le mariage de Maria-Olivia...

Ce devait être grandiose. Sa fille... l'héritière d'un empire... un peu de la puissance du Suprême coulait dans ses veines... La Cathédrale de l'Œil-Rose, toute tendue de blanc et de nœuds de satin rose... Les rues jonchées de fleurs, les clochers retentissant toute la journée... Les hourras faisant vibrer la ville... En un battement de cils, elle vit tout cela. Alors elle sortit un crayon, quelques feuilles, et elle se mit à griffonner furieusement une profusion de notes, d'esquisses et de croquis, pour reproduire et commander le plus fidèlement possible la scène qui se déroulait dans son crâne.

***

Hannah était occupée à éplucher les comptes de la couronne relevés par ses différents secrétaires ; elle tenait, pour l'instant, à dresser elle-même un premier plan pour la cérémonie. Elle s'y prenait sans doute un peu tôt, considérant que le fiancé n'était même pas encore choisi, mais peu lui importait. Elle ne doutait pas de l'efficacité de Clarisse couplée à celle de son chancelier, et elle voulait que le mariage soit conclu avant un an. Pour la célébration annuelle de la prophétie, par exemple. C'était là une excellente date, de très bon augure.

Elle était donc plongée dans ses pensées quand la porte du bureau s'ouvrit doucement – mais comme elle tournait le dos à cette porte, elle n'y prêta aucune attention. Et soudain deux mains se posèrent sur ses épaules et glissèrent jusqu'au sommet de sa poitrine. Elle frémit et tourna la tête ; c'était Maïke qui se penchait vers elle, les yeux mi-clos, pour lui déposer un baiser sur la joue.

– Désolé, murmura-t-il, mais je mourrais d'envie de te voir... Alors j'ai peut-être un peu abusé de mon titre d'époux impérial et de duc de Devon pour obliger Sunni à m'ouvrir malgré ses ordres...

Il sourit. Lorsqu'il avait renoncé à son titre de gouverneur de Hongrie, Hannah avait fait élever le Devon au titre de duché pour lui en faire cadeau. Il n'avait jamais rien fait de ce titre ; mais comme il le disait souvent quand il était un peu plus jeune, c'était « beaucoup plus classe sur ses cartes de visites ».

– Il va falloir que je la gronde pour lui apprendre à mieux m'écouter, alors.

– Allez, tu peux bien te détendre et mon consacrer un petit instant... ne soit pas de si mauvaise humeur...

– Écoute, si tout se passe comme je l'entends, il y aura bientôt de grands avancements dans les projets d'alliance de nos enfants.

Assez innocemment, il sourit à ce nos enfants qui incluait Saul.

– Et donc, nous seulement nous devrons organiser une petite réunion de famille pour en parler très sérieusement avec les principaux intéressés, mais en plus il est fort probablement qu'ils devront quitter provisoirement le nid pour aller visiter les nations auxquelles ils se marieront ; et nous serons tous les deux dans l'aile impériale...

Elle lui adressa un sourire plein de sous-entendu, et il prétendit de mordre à l'hameçon. Pourtant, au fond de lui-même, il savait pertinemment que ce n'était que de la poudre aux yeux. Ni Maria-Olivia ni Saul ne faisaient d'ombre à leur couple. Leur relation n'était pas ordinaire, et surtout elle n'avait rien de la passion de celle qu'il avait connue avec Örka. Il ne retrouverait jamais cette sensation de plénitude et de bonheur absolu. C'était peut-être son châtiment pour être tombé dans les premiers bras qui s'étaient présentés à sa vue...

Non. Il ne devait pas penser ainsi. Ce qu'il l'avait fait, il l'avait fait pour le bien de l'empire. Pour Hannah. Ou du moins en partie. Peut-être pour lui-même aussi...

De toutes façons, il se mentait toujours. Même du temps d'Örka, il n'était pas toujours satisfait. Il lui faisait des reproches – trop de reproches, dont une bonne partie qu'elle ne méritait pas. Il avait été injuste plus d'une fois. Il ne faisait pas attention à elle... il était même allé voir ailleurs quelque fois...

Il s'arrêta net et serra les poings. S'il continuait à se flageller ainsi, il finirait par vouloir s'écraser la tête contre les murs. Il avait beau tenter désespérément de se racheter en étant un homme meilleur pour Hannah, il ne parvenait pas à se pardonner. En quinze ans, il n'avait pas oublié... il n'oublierait jamais. Il vivrait toujours avec ses ombres. Mais contrairement à l'impératrice, ses fantômes se terraient au plus profond de son âme, et ne ternissaient pas le moins du monde son regard – du moins lorsqu'il était en public.

L'amour parfait... songea-t-il en quittant le bureau aussi discrètement qu'il y était entré. Dire que je l'avais à portée de main, qu'il m'entourait, et que je n'ai pas su l'estimer à sa juste valeur... j'ai gâché les plus heureuses années de ma vie. La lune qui est ma femme est certes belles, mais le soleil n'est plus... Örka... Pardon...

Et en entrant dans ses appartements, il alla à sa chambre, ouvrit la porte à clef de sa table de chevet et en sortit une photographie d'Örka soigneusement conservée dans un joli cadre ouvragé. Il prit l'image et la colla avec son cœur, dévoré par les remords.

C'était peut-être là l'un des principaux problèmes entre Hannah et Maïke, et en même temps l'une des raisons de leur entente, une grand similitude : ils avaient chacun un secret et les regrets écrasants qui l'accompagnaient.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant