XXXIII
Il était minuit. Wilhem Warcrow, du haut de son appartement de Londerplatz, raccrochait le combiné de son téléphone avec un sourire de loup. Les dernières pièces étaient mises en place. Ils ne pourraient plus lui échapper. Et après la revendication, il s'imposerait à la fois par la force de ses alliés et par le consentement populaire. À lui de restaurer la gloire de la nation. À lui de triompher. À lui la puissance, enfin !
– Échec et mat, Hannah Ière, murmura-t-il en portant ses doigts à son visage avec délice.
De l'autre côté de la ville, au pied du palais impérial, deux gardes ricanaient ouvrant la petite grille du bas-côté à un groupe de trois hommes portant des casquettes d'ouvriers. Dans la pénombre de la nuit, ils se glissèrent le long de la façade. L'un d'eux s'arrêta et pointa un garde seul qui faisait sa ronde sur une galerie située en hauteur. Il fit un geste vers sa poche pour sortir son arme.
– Non ! siffla un de ceux qui l'avait aidé à entrer. Il est avec nous.
Et le groupe continua son chemin. Un des inconnus sortit un plan et tâta la paroi.
– Ce doit être ici, n'est-ce pas ? fit-il.
– Mmm, répondit un autre.
– Le grand couloir passe là, précisa le garde en désignant une fenêtre supérieure du palais.
– Je te remercie, camarade.
L'homme à la carte sortit un trousseau de clefs de la poche arrière de son pantalon de travail. En achevant le tour du palais, sur le côté qui n'était pas tourné vers la ville, il ouvrit une petite porte de service pratiquée dans une espèce de renfoncement souterrain. Il y pénétra. En même temps, ses complices étaient occupés à placer d'importantes charges de mastic derrière une pierre de la façade, sous la galerie que le garde leur avait indiquée. Tout se jouerait bientôt.
***
Le jour se leva ; les XXIs étaient exténués, et déjeunèrent dans un silence quasi-total. Il est des deuils dont on ne se remet jamais – en tous cas les quelques jours qui s'étaient écoulés les avait plus encore coupés du monde si c'était possible. Durant toute la première partie de la matinée, ils se dispersèrent à travers le palais, chacun vacant à ses occupations. Puis, à onze heures, Maïke et Hannah se rejoignirent comme ils l'avaient prévu dans le hall d'entrée pour aller travailler dans le second bureau de fonction, plus petit, et attenant à la salle du trône. Le Chancelier Karden était absent, mais cinq de ses associés, c'est-à-dire des hauts secrétaires, les attendaient avec des dossiers dans les bras. Une délégation française, venue négocier les accords qui accompagnaient le contrat de mariage de Maria-Olivia et Jean, était arrivée un peu plus tôt et faisait antichambre dans l'aile sud. Hannah s'était fait noblement vêtir pour les recevoir ; elle portait de hauts talons sous sa robe blanc cassé repiquée d'argent, et la petite cape à fleur de lys qu'elle avait rejetée sur ses épaules évoquait le pays des ambassadeurs avec qui elle allait traiter. En la voyant, Maïke eut un sourire, qui parut chargé de tristesse sur son visage creusé par les insomnies. Elle fit un geste pressé de la tête à tout ce monde qui l'attendait, et ils montèrent l'escalier d'honneur pour aller par les grands couloirs. En quelques minutes, ils arrivèrent à la galerie d'honneur qui menait à la salle du trône. Tout était calculée avec une précision millimétrique. Un valet, qui avait vu l'impératrice pénétrer dans la galerie, alla à une fenêtre et fit un grand geste convenu. Et tandis que plusieurs hommes pressaient des détonateurs, des gardes complices couvraient d'essence des tapis de l'autre aile du palais, leurs collègues s'apprêtant à battre le briquet.
Et soudain, tout autour d'Hannah sembla s'arrêter. Le temps ralentissait jusqu'à ce qu'elle soit consciente de chaque milliseconde. Ses oreilles bourdonnaient ; quelque chose d'atroce, de terrible se tramait. Elle ne tarda pas à comprendre.
C'était la mort qu'elle entendait frémir et approcher. Les pieds de l'impératrice étaient immobiles au milieu du grand couloir ; ses conseillers et assistants de part et d'autre paraissaient gelés sur place. Elle tourna vivement la tête ; ses cheveux virevoltèrent et restèrent coincés dans l'air. Elle sentait ses yeux s'écarquiller sous le coup de la terreur qui lui enserrait la gorge. Dans ses pupilles dilatées, on ne pouvait plus lire que cette angoisse terrible, cette peur atroce et glaçante qui vous noue les tripes et qui rend tous les hommes, même les plus puissants et les plus orgueilleux, égaux devant la mort. Son regard croisa celui de Maïke. Il avait la même expression, en plus songeuse. Mais son visage entier trahissait un effroi mal contenu. Hannah déglutit.
– C'est ici que tout s'arrête, alors ?
Pour une raison inconnue, elle avait la certitude que les autres autour d'eux ne l'entendrait pas. Maïke ne répondit rien, il se contenta de sourire.
– Il ne faut pas cherche à comprendre, murmura-t-il finalement. Les remords, la nostalgie, la douleur des deuils, le questionnement perpétuel... tout ça va bientôt disparaître. Alors, tant que nous le pouvons encore, vivons ce dernier instant comme s'il ne restait que nous de vivant dans ce monde ; comme si nous étions les seuls à avoir jamais existé. Au fond, c'est peut-être la seule vérité à laquelle nous puissions atteindre.
Au moment où il achevait sa phrase, les vitres du couloir explosèrent, et volèrent en un millier de débris cristallisés. Le souffle brûlant d'une explosion commença à se projeter, lent et terrible, à l'intérieur de la galerie. Des pierres s'écrasaient sur les lourds tapis depuis le plafond. Hannah et Maïke tombèrent tous deux au sol ; Maïke empoigna presque désespérément le poignet d'Hannah, et la regarda droit dans les yeux une dernière fois. Et l'impératrice, transpercée de ce regard où passaient tant de souvenirs et tant d'émotions, sut qu'elle s'en souviendrait jusque dans l'au-delà.
Puis, la tirant un peu vers lui de ses dernières forces, il appliqua sa bouche sur la sienne, et leurs lèvres humides de pleurs fondirent les unes contres les autres. À ce contact, il leur sembla que le monde explosait une seconde fois, ou peut-être était-ce simplement les flammes qui les avaient atteint et commençaient de les consumer tout à fait.
Immolés par le feu... comme nos parents... nous deviendrons cendre... on nous oubliera...
Mais rien n'avait plus d'importance. Leur langue se mêlaient dans une danse funeste, mais passionnée et désespérée ; ils se dévoraient les joues, ils compressaient leur visage l'un sur l'autre. Durant ces quelques secondes-là, Hannah n'avait pensé ni à Dietr, ni à Örka ; elle n'avait placé aucun espoir dans sa fille ni dans son fils ; elle avait vécu pour elle-même, et avait laissé libre cours à sa passion toujours un peu entravée par le poids du monde vivant. Elle avait espéré qu'il n'y aurait pas d'après, pour que tout s'arrête enfin et qu'elle ne doive pas faire face à tous ceux qu'elle avait perdus, et trahis sans doute, depuis des années déjà. Elle avait tout oublié pendant cette dernière seconde, et elle avait aimé Maïke avec toute la puissance de son âme perdue. Elle avait effleuré ce beau visage une ultime fois, et elle avait senti sa présence du plus profond d'elle-même, les yeux fermés, à travers les battements de son cœur affolé.
Et puis le brasier s'était élevé jusqu'aux rideaux, et les lustres s'étaient effondrés, et le monde les avait dévorés.
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Les Derniers (Les XXIs, livre IV)
Фэнтези☞ Tome I : XXI -Le Bagne ||Seize ans ont passé. Leurs descendants seront-ils à la hauteur ?|| ~Les Derniers~ 2104. Tant de choses ont changé au palais... Qu'est devenue la relation d'Hannah et de Dietr ? Et celle de Maïke et d'Örka ? Les XXIs ont b...