Chapitre XXX

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XXX

De l'autre côté de la Manche, le Grand-Duc d'Alembert savait très bien que, à sa grande douleur, le décès de la comtesse Clarisse et de son mari de Bourgogne ne changeait rien aux plans de mariage princier entre la France et l'Empire. Enfin, il était tout de même soulagé de n'avoir qu'une seule douleur à supporter. Désormais, il tenait plus que tout à ce que son neveu de Bretagne épousât l'illustre princesse héritière Maria-Olivia. Il avait échangé plusieurs fois avec Hannah Ière, et l'affaire était bien en route. Quelques semaines encore d'accords sur divers points à trouver et de détails préliminaires à étudier, et puis l'on pourrait commencer à prévoir la cérémonie – qui aurait à coup sûr lieu avant la fin de l'année, et peut-être même pendant l'été. Jean arriverait bientôt au Louvre pour ne plus le quitter ou presque. Il aurait du travail, lui aussi, et puis il pourrait sans doute prochainement rencontrer sa fiancée – qu'il était impatient, d'ailleurs, le pauvre ! Le grand-duc ajouta à ses longues listes mentales de penser à soulever la question d'une première rencontre lors de sa prochaine lettre à l'impératrice. D'ici-là, on pourrait imaginer une intercommunication entre les fiancés... même s'il n'appréciait pas beaucoup ces technologies, elles s'avéraient parfois utiles, et nécessaires pour satisfaire un brave neveux impatient de se marier et d'aider par là son pays. Ah, ce petit Jean ! Il était bien jeune, et déjà il allait se hisser jusqu'au sommet des princes d'Europe, et déjà il allait consolider une précieuse alliance que les années n'avaient pas suffi à cimenter tout à fait !

***

Cependant d'Alembert était loin d'être le seul souverain d'Europe occupé à se perdre dans ses pensées à ce moment-là ; car en effet, en Allemagne, Ahrel, ancien Fuyard et gouverneur au nom de l'Empire, se trouvait seul dans sa salle d'audience, le menton posé sur son poing et les yeux perdus au-delà des vitres qui laissaient filtrer un pâle jour d'avril.

La salle n'était pas trop allongée – contrairement à celle de XXI Palace, où il était allé une ou deux fois peut-être – ; elle était tendue de vert et il régnait une calme solennel. Il fit glisser ses mains le long des accoudoirs de son trône de bois sombre. Ah ! Seul ainsi, ce qu'il était tranquille, et ce que tout pouvait paraître paisible ! Même s'il avait tout eu – la gloire, le pouvoir, un pays à lui seul ! – il gardait toujours, à l'arrière de la langue, un profond et désobligeant goût d'insatisfaction. Quelque chose avait toujours manqué. Enfin, il était heureux de pouvoir gouverner sans avoir de compte à rendre à personne – car le lien de vassalité qui le joignait à l'Impératrice apparaissait comme presque nul. Tout n'allait pas pour le mieux. Dans sa vie à lui, il avait l'impression de n'entreprendre jamais de chose assez importante par rapport à ses capacités. Et puis, à trente-sept ans, il n'avait aucun enfant ni aucune femme officielle. Oh ! Il avait bien eu des maîtresses, oui, qui étaient passées au fil des ans, il en avait même une en ce moment. Bien qu'il soit seul décideur de cette situation, il restait insatisfait et constamment frustré. Eh quoi ! Quand il passait devant un miroir en pied dans l'un des salons de son grand hôtel de ville, il se voyait un profil bien taillé, un visage régulier et légèrement sévère, de beaux cheveux d'un marron encore intense. Il avait une figure de monarque, mais il n'avait pas l'impression d'en être un tout à fait. Mais ces travers-là, il les enfouissait en lui-même, et montrait à l'Allemagne un visage calme, d'excellentes capacités d'analyse, et savait se faire aimer de la façon dont on apprécie un bon maire lorsqu'il n'y a qu'une seule liste électorale. Ahrel se sentait relativement conscient ; cependant il était tout naturel qu'il suive tout particulièrement les nouvelles internationales – il recevait la quasi-totalité des journaux anglais, avec quelques jours de retard –, et voilà que tout d'un coup la nouvelle de la mort de certains des XXIs lui parvenait par les unes. Cela faisait déjà quatre de ces vieux camarades qui étaient tombés, et des années que la grande famille impériale avait perdu l'adoration du peuple qui lui avait ouvert les bras. Désormais, il avait peur. Rien n'était un hasard, il le sentait bien. Il avait toujours fait confiance à son instinct ; c'était lui qui l'avait poussé à accepter de rejoindre Maïke quand il ne dirigeait qu'un groupe de fugitif, c'était lui qui l'avait conduit par la suite à choisir l'Allemagne plutôt que l'Angleterre ou la Hongrie, et qui au final lui avait permis d'obtenir sa place de gouverneur. Tout paraissait fini ; ou plutôt, il se sentait comme au bord d'un précipice à la veille d'un tremblement de terre. Bientôt tout s'effondrerait. Certes, certes, les Allemands étaient contents de lui, et ne lui avaient encore jamais fait de problème... quoique... mais comment pouvait-il être sûr ? Peut-être que deux semaines plus tard, XXI Palace serait tombé. Si Hannah Ière était renversée, rien n'empêcherait plus l'Allemagne de retrouver son gouvernement indépendant. Et alors, il sauterait, cela ne faisait aucun doute.

Cette sensation qui lui glaçait le ventre, qui lui étreignait les tripes... Oui, il avait peur, c'était certain. Une peur atroce le rongeait de l'intérieur. Il serra son poing et y planta ses dents nerveusement. Il fallait qu'il se calme. Les apparences, les apparences... c'était la première chose qu'il fallait sauver. Après elles, tout irait bien.

***

Ahrel était bien loin d'être le seul à s'inquiéter. En effet, il y avait un peu plus à l'est un autre souverain qui lui aussi recevait les journaux – avec d'autant plus de retard qu'il était un peu plus éloigné encore de l'Angleterre – et par conséquent nourrissait les mêmes angoisses. Yarin, ancien Fuyard et gouverneur de Hongrie, arpentait pensivement et les mains derrière le dos le salon vert de l'ancien palais du dragon Radgoff qui était devenu le sien. Lui, un peu moins soucieux des apparences et un peu anxieux de sa personne, commençait depuis les dernières semaines à perdre son espèce de mutisme brutal. Il avait toujours eu cette poigne de fer des vikings qu'on érige chef un peu trop vite, et désormais, il devait à tout prix serrer son pays entre ses doigts avant qu'il ne lui échappe. Londerplatz était loin, mais s'il arrivait malheur au régime, l'effet s'en ferait ressentir. À lui alors d'assurer sa légitimité en dehors de la grand famille impériale – une tâche plus facile à considérer qu'à effectuer véritablement. Enfin, c'est qu'il commençait à bien les connaître, les Hongrois, et il en les lâcherait pas si facilement. Au fond de lui-même, il espérait peut-être le salut des XXIs – mais en cet instant-là, il n'y croyait pas du tout et, les considérant déjà noyés, il s'efforçait mentalement de sauver son navire.

En somme, ce mois d'avril 2104 était pour les XXIs une course contre la montre, une angoisse permanente pour se préserver du mieux qu'ils pouvaient alors qu'ils étaient déjà occupés à sombrer ; pour les d'Alembert, l'occasion d'espoirs terribles pour un avenir qu'ils ne réalisaient pas être incertain, et pour les gouverneurs des enclaves de l'Empire, c'était le tournant crucial pour savoir qui survivrait. Au final, l'Europe grondait en silence, et partout les hommes, plongés dans une angoisse atroce et inavouable, se demandait où les révoltes éclateraient les premières. Malheureusement pour les Élus d'Haars Besoor, il semblait que le destin ait décidé de pointer vers eux son doigt fatal.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant