Chapitre XXIX

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XXIX

Les journalistes qui, tant que l'affaire relevait simplement du fait divers, ne tenaient pas à risquer trop gros, ne pouvaient pas pénétrer à l'intérieur des palissades entourant le chantier. Peut-être faudrait-il, pour le lendemain, signer quelques dérogations pour qu'ils puissent photographier tout à leur aise la pose des briques par Ses Majestés de la famille éloignée, songeait Meerk. Dans l'instant présent, ils se contentaient de hocher la tête à tout ce que leur disait le chef de projet ; oui, ils étaient bien installés ces baraquements ; ah ! cette digue, quelle savoir-faire !; oui, vraiment, le courant était fort à l'endroit où ils avaient prévu le troisième pilier ; ah ! très beau, ce tronçon en alliage. Ah ! Un lieu de grève. Des caisses de bois incendiées. Un vieux panneau abandonné dont les revendications s'estompaient avec les pluies. C'était tout de suite moins beau. Malheureuses protestations ! Comment voulait-on travailler, pour l'avenir de son beau pays – pardon, de son bel empire – dans ces conditions ?

Cependant le corps de la grande famille impériale n'était pas de ces hommes influençables que l'on plie comme baguette de bois ; avec une nonchalance parfaite, ils rejetaient le problème d'un geste de la main. Qu'on ne s'inquiète pas ; ils étaient là pour ça, et dès qu'on leur laisserait un moment, ils résoudraient les problèmes et concilieraient le feu et l'eau. Deux mots, une signature, un transfert, un paquet de billets peut-être, et puis tout serait réglé, et on n'entendrait plus jamais parler de quoi que ce soit. Ce pont serait le symbole de la réussite anglaise, de la réussite allemande, de la réussite hongroise.

Une fois le tour achevé – il était loin d'avoir été fait en express – et le déjeuner consommé, on s'éclipsa et on laissa Ses Majestés dans un grand carré de terre ouverte pour qu'ils puissent encore aller et inspecter à leur aise. Les contremaîtres iraient faire passer le mot, et chaque recoin du chantier leur serait accessible.

Puy et Lii, main dans la main, s'approchèrent du premier tronçon qui n'avait pas encore été placé sur les piliers comme pour vérifier sa bonne qualité. Meerk, Makss et Benn, c'est-à-dire ceux qui prenaient ce travail le plus aux sérieux, kidnappèrent un contremaître pour s'enquérir d'un millier de détails techniques et pour obtenir une nouvelle visite de certains lieux où ils estimaient avoir passé trop peu de temps. Fred les accompagnait ; son intégration n'aurait pu mieux se passer. Sauri et Garan, de leur côté, demandèrent à un travailleur qui terminait son sandwiche de midi de les guider dans une inspection du bloc préfabriqué où l'on stockait les outils. Ils tenaient à s'assurer que rien ne manquait, que l'organisation était efficace, et qu'il était impossible de s'introduire pour dérober du matériel – ce qui aurait pu conduire les manifestations à mal tourner. Au moins, si l'on posait des questions aux ouvriers, ils pourraient répondre que la grande famille impériale ne s'était pas contentée du minimum. Il fallait bien avouer que les XXIs se plaisaient bien à ce petit jeu, qui les changeait de leur royal quotidien.

Ilhoé avait accaparé un autre contremaître, qui était positivement charmé et l'écoutait attentivement poser toutes ses questions. Et puis, un peu moins sérieux et impliqué, Kernd pointait du doigt à Kass une espèce de morceau de falaise proéminent, et, tandis qu'elle levait la tête, il la pelotonnait au niveau du bassin. Elle se retenait de rire et faisait semblait de se concentrer intensément sur les explications muettes qu'il lui donnait. Dans le même style de concentration, Bau s'était trouvé un arbre contre lequel s'appuyer et qui la masquait quelque peu tandis que Tarr l'embrassait à pleine bouche en explorant les dessous de ses vêtements de ses mains.

***

Les Derniers avaient terminé de donner toutes les instructions pour qu'on les laisse à nouveau tout à fait seuls dans leur pavillon. Ils n'en sortiraient pas avant le lendemain soir ; le palais se faisait désertique, et ils jugeaient qu'un si grand bâtiment vidé de la moitié de ses habitants ne valait plus la peine qu'on s'y ennuie. Ah ! Il était bien loin le temps où la petite Maria-Olivia courait dans les couloirs en criant et en riant joyeusement, faisant sourire ses gouvernantes comme les servantes qui l'entendaient depuis les couloirs de services – et même sa mère, la froide et sèche impératrice, parvenait à se dérider et à passer une main affectueuse dans les blonds cheveux de sa fille.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant