XII
Hannah et Madeleine firent donc une assez agréable promenade au jardin ; elles s'enfoncèrent dans quelques allées soigneusement entretenues et rentrèrent au palais côte à côte, l'une afin d'aller se faire préparer pour le déjeuner, l'autre pour regagner ses quartiers où elle déjeunerait à une bien plus modeste table. L'après-midi, Hannah la passa dans son bureau de fonction du second ; elle y analysa deux fois plus de documents que d'ordinaire. Il semblait que, d'une certaine façon, une espèce de fièvre l'étreignait ; elle devait profiter de ce qu'il lui restait de la journée pour travailler efficacement. Toute une série d'officiers et ministres entra et sortit du bureau, surpris d'y trouver l'impératrice si ardemment plongée dans ses tâches ; ils la saluèrent en silence et ne s'attardèrent pas. Enfin le Chancelier Karden entra à son tour, une pile de papiers débordant de ses bras ; il alla les poser en un tas un peu désordonné sur son propre bureau, à l'autre bout de la grande pièce aux larges fenêtres et aux vastes étagères. Le bois y était un peu clair et bien ciré, les tapis arboraient des teintes de vert sombre. Le fidèle chancelier impérial souffla un grand coup, essuya machinalement une goutte de sueur à son front, et se dirigea vers Hannah.
– Votre Majesté, salua-t-il, je viens d'achever, avec mes assistants, l'organisation de l'événement que vous avez sollicité, pour faire un peu remonter disons... votre popularité.
Hannah releva la tête des feuillets sur lesquels elle était penché ; elle les tassa contre son bureau et les posa dans un coin. Puis elle ôta les lunettes rondes à bordure d'or qu'elle portait pour mieux se concentrer sur les petits caractères des notices officielles – car la nature fragile des yeux d'Hannah avait commencé à lentement reprendre le dessus sur le miracle.
– Je vous écoute, chancelier, dit-elle.
– Il s'agit donc d'un gala de charité ; nous le ferons sans trop grand faste pour souligner votre désir de vous rapprocher de vos sujets, et y serons conviés les principaux bourgeois de la capitale et des alentours, ainsi que quelques nobles que nous prierons de bien vouloir faire le déplacement – nous pourrons d'ailleurs profiter de la venue prochaine de Monsieur Östark et Madame Praag, gouverneurs d'Écosse, puisque le gala n'aura lieu que dans trois jours. Vous y ferez un brillant et émouvant discours devant grand public avant d'effectuer d'assez généreuses donations à diverses bonnes œuvres ; ensuite vous pourrez annoncer cette mesure d'aide qui sera prochainement mise en place dans les campagnes et dont nous avons discuté il y a peu, qu'en dites-vous ?
– Il me semble que vous avez bien travaillé, chancelier. Cependant ne craignez-vous pas que votre réponse ne soit un peu trop classique ?
– Majesté, répondit-il d'un air un peu blessé, aucun être démuni, quand on lui offre de l'argent par pure charité, ne peut songer à répondre que c'est une mesure un peu trop classique. Quand on est dans le besoin, on est heureux d'être aidé, par main royale directement comme par l'intermédiaire de bonnes œuvres, et l'on est généralement fort reconnaissant, sauf si l'on est un parfait ingrat. Êtes-vous prête à considérer le fier peuple anglais comme un ramassis d'ingrats ? Car je ne le suis pas le moins du monde.
– Vous marquez un point, Chancelier, concéda l'impératrice avec un sourire. Pardon d'avoir douté de vous. Je réciterai avec grand plaisir mon discours et j'offrirai l'aumône avec un bonheur tout particulier.
Karden comprit qu'on lui donnait congé ; il s'inclina et partit s'asseoir à son bureau pour étudier la pile de papiers qu'il avait apportée avec lui, tout en pressant plusieurs boutons devant lui qui déléguèrent aussitôt plusieurs de ses subordonnés. Hannah, pendant ce temps, s'était replongée dans ses documents et avait à nouveau posé ses lunettes sur son gracieux petit nez.
***
Deux jours plus tard, à la veille du gala qui aurait lieu dans une grande salle commune de Londerplatz, un beau carrosse de location s'arrêta dans la cour avant du palais, et trois figures attendues en sortirent. Hannah elle-même s'avança au devant d'une souriante Clarisse heureuse de revoir ce château qu'elle avait appris à beaucoup apprécier avec les années. Les deux femmes s'embrassèrent sur les deux joues – pour lui complaire, Hannah reprenait des habitudes françaises – ; avec les années et les visites assez régulière de Clarisse qui demeurait à la cour de France, où une grande foule en partie fréquentait en permanence le grand duc contrairement à ce qui était en place en Angleterre, elle et Hannah avaient fini par s'apprécier. Enfin surtout Hannah tentait une nouvelle approche, un peu plus gaie et joyeuse, à la vie pour tenter d'oublier les fantômes qui l'avaient brièvement hantée à la Cathédrale. Il n'était peut-être pas tout à fait trop tard pour être heureuse, ou du moins pour se persuader de l'avoir été.
À la suite de Clarisse vinrent Frédéric de Bourgogne, son mari, qu'Hannah salua avec une diplomatie un peu forcée, et Tristan, grand jeune homme de quinze ans aux cheveux d'un châtain vaguement grisâtre. Dans leur ombre descendirent ensuite un valet de pied et une fidèle servante, portant une partie des malles de leurs maîtres, assistés de quelques laquais du palais. Hannah s'empressa de prendre à part l'ambassadrice française – après avoir recommandé Frédéric aux soins de Maïke – et de la conduire dans le boudoir vert, premier salon privé suffisamment écarté qu'elles croisèrent. Là, après s'être fait servir une carafe d'eau fraîche et un plateau de thé, elle renvoya toutes les servantes et tous les valets qui auraient pu venir les déranger, et exposa à son invitée tout ce pourquoi sa visite tombait à point ; à savoir que, d'une part, elle aurait à prendre part à un gala de charité, et que d'autre part, elle aurait à analyser longuement avec le Chancelier Karden les différents arbres généalogiques des grandes familles de France afin de trouver le cousin éloigné, pauvre de terres mais riche de nom, que l'on pourrait marier à Maria-Olivia d'Angleterre. Elle insista grandement sur l'importance cruciale de la tâche ; bien sûr, si l'on trouvait le personnage en question – ce qui laissait fort peu de doute – ce serait à Clarisse que reviendrait la tâcher d'œuvrer au mariage. C'était exactement le genre de travail qui porte ses fruits à tous les sens du terme ; et il était certain que la place de Clarisse dans la cour à venir en serait influencée. C'était un honneur qui lui était fait, elle sourit beaucoup en astiquant ses lunettes ovales et les rajusta d'un doigt sur son nez tout en promettant d'être à la hauteur de la tâche. Elle irait surveiller comment on installait ses bagages dans ses appartements, se rafraîchir un brin après la longue route qu'elle avait faite, et saluer ses camarades – et qu'ensuite, ce jour-là même, elle s'attèlerait à la généalogie française en compagnie de ce brave Karden.
Les deux femmes ressortirent de leur bref entretien très satisfaites. Hannah s'était tant avancée dans le projet qu'elle ne songeait même plus au terrible caractère de sa fille qui risquait fort de compromettre ces beaux projets d'alliance. Tant pis ; la rebelle ne pourrait que plier. Mais qu'adviendrait-il alors de sa relation, secrète certes mais de longue date déjà, avec Saul ? C'était là un élément qu'Hannah ne pouvait bien sûr pas prendre en compte.
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Les Derniers (Les XXIs, livre IV)
Fantasía☞ Tome I : XXI -Le Bagne ||Seize ans ont passé. Leurs descendants seront-ils à la hauteur ?|| ~Les Derniers~ 2104. Tant de choses ont changé au palais... Qu'est devenue la relation d'Hannah et de Dietr ? Et celle de Maïke et d'Örka ? Les XXIs ont b...