Chapitre XXXIV

11 2 0
                                    

XXXIV

L'aile où se trouvaient Hannah, Maïke, et les ambassadeurs français avait aux trois quarts implosé. Le toit, réduit à de gros moellons de pierre, s'était écrasé sur le plancher, lui-même écrasant les étages inférieurs. Un large creux s'était ouvert sur toute une partie de la façade. Et les ruines brûlaient encore, tandis que l'autre côté du palais était ravagé par les flammes des incendies criminels démarrés par des gardes traîtres et des terroristes venus de l'extérieur. Bientôt XXI Palace ne serait plus qu'un vaste tas de cendre. Plus rien de vivant n'y demeurerait. Seuls les serres, les champs arrières et les pavillons en retrait semblaient être épargnés pour l'instant. Les membres de feue la grande famille impériale ne s'y trouvant pas, on y prêtait aucune attention. Pourtant les Derniers y étaient toujours enfermés, depuis des jours entiers maintenant. Ils attendaient. Ils étaient encore assis en cercle, main dans la main, les paupières closes. Au loin, on entendait vaguement le bruit de l'explosion et des flammes. Saul ouvrit les yeux.

– Ça y est, dit-il terriblement. Ils sont morts. Tous. Et nous ne leur avons même pas fait nos adieux.

Maria-Olivia eut une espèce de tressautement nerveux. Eden, Dalia et Amanda laissèrent enfin couler leurs larmes.

– J'ai... j'ai peur, Saul, avoua Damien d'une voix tremblante.

– Moi aussi, répondit l'interpellé. Mais il ne faut pas. Ce sera bientôt fini.

Il se redressa, laissant glisser ses doigts hors de ceux de Mariange à sa gauche et de ceux de Maria-Olivia à sa droite.

– Venez, ajouta-t-il encore d'un ton parfaitement calme, allons-y. Montons.

Ils avaient attendus longtemps. Le feu avait brûlé toute la journée. Personne n'était venu l'éteindre. Il était trop tard. Le pays était passé entre des mains pour l'instant inconnues, et l'empire s'effondrerait. Alors il ne servait à rien d'aller arroser d'eau les cendres de l'impératrice qui fumait toujours.

Un escalier au fond du pavillon conduisait, par une trappe pratiquée dans le plafond, au toit. Saul l'ouvrit et ils montèrent, apparaissant au sommet du haut bâtiment comme un funeste groupe de vautours. La nuit était tombée ; on voyait au loin les lumières de la ville. Ils se tournèrent vers la gigantesque masse du palais où dansaient encore des flammes rougeoyantes.

– Le bouquet final, murmura Autumn.

Saul s'avança encore et se pencha vers le sol en contrebas.

– C'est bien, fit-il. Les jardiniers ont fait ce que nous leur avions demandé. Nous les avions bien payés pour cela, mais ils restent de bons jardiniers. Ils sont peut-être morts, maintenant.

Au pied du pavillon se dressaient toute une forêt de pieux de bois taillés, hauts de soixante-dix centimètres peut-être, et qui rendaient très ardu tout accès à l'unique porte, déjà verrouillée de l'intérieur, du bâtiment.

– Voilà. À nous. C'est presque fini.

Saul leur fit signe de le rejoindre au bord du toit. Ils se prirent à nouveau les mains et se dressèrent en une longue rangée de long de la bordure. Ils respirèrent un grand coup ; ils s'étaient beaucoup préparés à cet instant. Tout allait enfin être terminé.

– Je... je ne veux pas ! Glapit soudain Amelius de sa petite voix aiguë.

Ses yeux étaient remplis de larmes, mais pas des froides larmes de martyr qui baignaient le visage des autres Derniers ; lui pleurait comme un enfant qui a peur du noir.

– Je veux voir Louisa... et papa... et...

– Chut, l'interrompit Autumn d'un ton rassurant.

Il se pencha vers l'enfant et le prit dans ses bras. Tout en le portant, il lui serrait la gorge avec ses bras.

– Tout va bien se passer. Sois calme.

Amelius hocha la tête. En même temps, il étouffait à moitié, et son teint pâle virait au rouge.

– Nous t'attendons, Saul, dit encore Autumn.

L'interpellé hocha la tête.

– C'est le moment que nous attendions... la Chute ! La chute des Derniers, qui entraînent avec eux le souvenir des XXIs, et des Premiers avant eux.

Il lança un mouvement de ses bras, et lâcha au dernier moment la main de Mariange qui, avec Eden, Damien, Amanda, Tristan, Marina, Leyroll, Keifth, Dalia, et Autumn qui portait toujours Amelius, sauta dans le vide.

– Traître ! eut encore le temps de lâcher d'un ton que faisait trembler la rage Eden avant d'être happé par le vide en contrebas.

Puis ils tombèrent. Ils se mordaient les lèvres, mais on entendit quand même des cris de douleur et de désespoir atroces fendant la nuit, des craquements d'os, des déchirements de chair, et du sang qui se vidait par la bouche des Derniers empalés sur les pieux. Seuls restaient sur le toit Maria-Olivia et Saul. La première allait s'avancer, mais son petit ami la retint du bras.

– Ne regarde pas. Ça pourrait te décourager, et nous ne pouvons plus reculer.

– Tu as raison.

Il y eut un silence un peu gêné. Ils se regardèrent puis, relevant la tête, contemplèrent les étoiles.

– Tu sais, dit finalement Saul, je suis désolé. Pour tout. Je serai tout à fait à toi dans une autre vie.

– Oh ! Ne t'en veux pas, tu m'as bien assez appartenu. Ce que j'ai pu t'aimer ! J'ai plus vécu en seize ans que la plupart des hommes en trois quarts de siècle d'existence.

Il rit doucement.

– Tu es magnifique, dit-il encore. On dirait que c'est la fin du monde, et qu'il n'y a plus que toi qui existe. Tu rayonnes.

Il soupira et essuya une larme sur sa joue.

– Je t'aime, Anieka.

Il l'entoura de ses bras et l'attira un peu plus près du rebord. Il ne s'autorisa pas un regard en bas ; il ferma les yeux, déposa un dernier baiser sur le front limpide de sa petite amie, et se laissa basculer en arrière, l'entraînant avec lui.

En même temps, en France, Jean de Bretagne était arrivé au Louvre. Il ne parvenait pas à s'endormir, et s'était levé pour regarder la nuit par la fenêtre.

Je me demande ce qu'elle peut faire en ce moment, s'était-il demandé, les yeux perdus dans les mêmes étoiles que Maria-Olivia contemplait quelques instants plus tôt.

Au cours de la même nuit, peu après la chute des Derniers, Judi, qui avait appris la nouvelle de l'attentat du pont sur l'Humber, descendait de son fiacre au bas du palais et montait en courant la butte désertée par les gardes. Bien avant d'arriver dans la cour gravillonnée, elle vit la fumée et sentit peser la lourde odeur de la mort. S'effondrant désespérément au pied de la gigantesque demeure en proie aux flammes, elle jeta un cri et trouvant encore la force de pleurant. Pourtant elle comprit rapidement qu'elle devait se relever et elle n'eut d'autre choix que de s'enfuir. Elle disparut en courant à travers les rues de Londerplatz, ancienne capitale d'un empire désormais voué au chaos.

À peine un peu plus loin, sur la Place du Peuple, cette place qui avait vu passer tant d'êtres au désespoir, et qui en verrait défiler tant d'autres, l'Œil, cet œil aride comme du sable, consumé par un éternel feu, si sévère et terrible à rappeler aux Hommes leur funeste destin, l'Œil battit légèrement sa paupière d'or à demi close ; et une larme, une épaisse et unique larme se forma tandis que son iris se découvraient tout à fait. Le gros rouleau tomba sur le sol en une noire flaque de sang ; les pleurs de ce gouffre ouvert sur la destinée du monde étaient à l'image de la souffrance des hommes. Et dans la nuit, Sa voix céleste s'ouvrit et dit, tandis que chaque mot faisait trembler les pavés et résonnait dans les cœurs endormis :

– Ce n'est jamais la fin, mes chers martyrs. Car pour vous qui êtes trop tôt partis, vos âmes, qu'elles soient des plus pures comme des plus noires, s'éveilleront bientôt – et en d'autres êtres vivront à nouveau. Le monde a besoin de noirs élus qu'il peut maudire ; et ce cycle infernal devra se poursuivre à l'infini.

Et quand le jour se leva, il ne restait plus rien du sang des XXIs sur la terre.

Les Derniers (Les XXIs, livre IV)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant