Chapitre 1: Refuge

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L'odeur du café planait dans la petite pièce, emmêlée dans le parfum de livres. Cela faisait longtemps que la petite fenêtre avait cessé de s'ouvrir, et l'atmosphère en était devenue étouffante, mais cela ne le dérangeait pas. Il s'était habitué à ces effluves, si familières, si rassurantes. De plus, c'était le mois de novembre, au creux de l'automne, et la bise glacée qui soufflait dehors ne l'attirait vraiment pas. Non, il était bien, assis là, avec ses livres chaleureux et son café brûlant. Sans doute allait-il encore passer là la nuit. Il n'était même pas fatigué.
Soupirant d'aise, l'homme choisit un tapuscrit au hasard dans les montagnes de papiers qui jonchaient son bureau.
"La petite fille aux allumettes", murmura-t-il avec un sourire. Il adorait ce conte d'Andersen -c'etait le premier qu'on lui avait raconté, il y avait de cela déjà tellement longtemps...
Il se plongea dans les premières lignes et l'histoire le submergea aussitôt. Elle se déroulait au dernier jour de l'année, dans le Londres victorien. Un homme riche et influent, soucieux du sort du peuple, descendait dans les ruelles sombres et retrouvait une petite fille, à demi morte de froid, se réchauffant à la lumière d'une allumette. Le gentleman attendri recueillait alors la petite fille pour l'adopter -celà sonnait comme un conte de fée. Pourtant, l'auteur avait quelque chose de dur, d'usé dans ses mots. Il pouvait presque l'entendre murmuré sa souffrance, abîmée par la cigarette, au fil des secrets. Ce n'était que les premiers chapitres, pourtant un arrière-goût amer, éthéré, s'était perdu entre les pages. Ce n'était pas un conte de fée, non. Ça allait finir mal, il le sentait. Dès les premières pages, c'était déjà trop tard.
Lorsqu'il eut atteint le dernier mot, le dernier point, l'homme avala une longue rasade de café qui glissa, brûlant, le long de sa gorge. Il haïssait ce sentiment amer, ce sentiment éclaté lorsque l'histoire s'achevait. Les personnages, si attachants pour certains, si méprisables pour d'autres, s'evanouissaient définitivement dans des volutes de fumée. Il n'avait plus la possibilité, en fermant les yeux, de de venger de ceux qu'il haissait, ou de consoler ceux auxquels il s'était attaché. Comme c'était injuste! On lui offrait un monde nouveau et merveilleux, plein de couleurs et de sensations, d'espoirs, de doutes, de pressentiments, d'affection et de haine et tout celà -tout celà, enterré, effacé, par les trois lettres du mot "Fin". Le vertige que l'on éprouve à passer des cimes aux abisses, le coeur qui glisse et lâche lorsque l'on quitte ce monde, il le ressentait ardamment, chaque jour qui passait, et celà le tuait. Il vivait dans les livres. Il respirait par et pour les livres, et ce monde cynique et imparfait dans lequel son corps restait piégé n'était plus qu'une porte vers un million d'univers.
La vraie vie, beaucoup de gens autour de lui en parlaient. Des collègues, son frère, des rappeurs... Parfois, il se demandait à quoi elle pouvait bien ressembler, cette "vraie vie". Certainement pas à la sienne en tout cas. Bien vite cependant, il chassait ces questions absurdes de son esprit, et repartait errer entre les fantômes. Il ne se sentait pas triste. Il n'était jamais triste.

L'homme quitta son bureau à regrets, et porta le manuscrit à son patron. Celui-ci le scruta de ses yeux perçants.
"Qu'est-ce-que c'est? interrogea-t-il d'une voix rude.
-C'est un roman que j'ai adoré et qui mérite d'être publié.
-Je ne suis pas convaincu.
-Pardon?
-J'ai dit que je n'étais pas convainvu. C'est un conte de fée, ça, non? Je n'aime pas les contes de fée.
-Oui, mais là ce n'est pas...
-Convainquez-moi", ordonna le vieil homme. Il arborait un air las et une voix bourrue qui laissez entrevoir un léger sourire en coin. Au fond, l'homme aimait bien son patron. Il n'avait aucun tact, et choquait souvent les stagiaires avec ses manières brusques et sa barbe qu'il rasait tous les six mois, mais c'était un bon chef et un bon éditeur. Il aimait ses employés et les respectait, et vénérait les livres. C'était l'une des rares personnes à qui l'homme pouvait parler avec assurance, et même s'il n'irait pas jusqu'à dire qu'il lui faisait confiance, il n'en était pas loin. Oui, l'homme adorait son travail. Il ne vivait que pour lui.
Il déglutit devant la consigne imposée et s'humecta les lèvres, puis commença à raconter.
"C'est l'histoire d'une petite-fille, à Londres, au dix-neuvième siècle. Elle a froid, elle a faim. C'est l'hiver et elle est pieds nus dans la boue emmêlée de neige. C'est l'hiver et elle porte une robe trop courte, et bien trop mince pour la protéger du vent glacial. Quand elle respire, des volutes d'air chaud s'échappent d'entre ses lèvres bleuies, parce que c'est l'hiver. Elle vend des allumettes. Personne ne les achète. Elle est pauvre, elle a froid, elle s'accroche à ses petits bâtonnets de lumière, elle va bientôt mourir. Et puis, là, alors qu'elle est recroquevillée au coin d'une rue, un homme la trouve. Il lui offre son manteau, la prend sous son aile, lui donne de quoi manger et se réchauffer. La petite fille ne marche plus pieds nus dans la neige. Elle n'a plus froid, ni faim, et elle est persuadée d'avoir enfin trouvé le bonheur et la sécurité. Elle est naïve, la petite-fille. C'est bien normal, elle a huit ans. Elle est naïve, et elle ignore que personne ne fait rien sans rien attendre en retour. Elle s'est faite avoir, la petite-fille. Sans doute aurait-il mieux valu qu'il ne l'ait jamais trouvée, et qu'elle soit morte ce soir-là, dans sa ruelle glacée, parce que...
-Stop, stop, stop!" s'écria son patron, tirait l'homme de sa rêverie. Sans même s'en rendre compte, bercé par l'émotion, il avait fermé les yeux.
"V-vous n'aimez pas? demanda-t-il, inquiet de cette soudaine interruption.
-Mais si, au contraire, soupira l'autre. Ne me racontez pas la suite, s'il-vous-plaît. Je veux la lire moi-même.
-C-c'est vrai?"
L'homme sourit, et des étoiles étincelèrent dans ses yeux. Le roman avait plu au patron. Cela lui faisait chaud au coeur.
"Oui, vous m'avez convaincu, maugré son chef avec un sourire réticent. Retournez au travail, maintenant, avant que je ne change d'avis!
-Très bien, merci beaucoup monsieur.
-Ah et, une dernière chose!
-Oui?
-C'est fou ce que vous racontez bien les histoires..."
L'homme rougit sous le compliment. Puis, il disparut à nouveau, dans son refuge jonché de manuscrits, qui sentait le café. Il était à l'aise, ici. Il se sentait en sécurité entre les pages.
Vidant son thermos brûlant, il entama un nouveau manuscrit.
L'homme adorait son travail. Ce soir aussi, il y passerait la nuit.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant