Chapitre 2

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Quand Louis revint dans l'appartement, il avait de la terre sur les mains et des larmes séchées qui collaient sur les joues, mais un petit sourire planait sur son visage. Elliot venait de sortir de la douche. Emmitouflé dans sa serviette blanche,  trempé et des frissons d'eau froide lui parcourant l'échine, il s'était précipité vers la porte d'entrée dès qu'il l'avait entendue s'ouvrir. Alors il avait serré très fort son ami contre lui, et Louis lui avait rendu son étreinte, si bien qu'ils avaient l'air de deux idiots, dégoulinants et tâchés de boue, qui mériteraient bien une nouvelle douche. Mais Elliot s'en foutait d'être sale, et Louis n'avait même pas froid, puisqu'ils étaient l'un contre l'autre.

"Alors? demanda Elliot.
-C'est fait.
-Fait quoi? Qu'est-ce qui est fait?
-Le passé, il est enterré. C'est fait. Tu veux bien m'accompagner chez le fleuriste? Je dois acheter des fleurs, pour des funérailles."

Hésitants, des bouquets de chrysanthèmes à la main, les deux garçons se regardaient. Chacun puisait un peu de courage dans les yeux de l'autre, et il allait leur en falloir, du courage, pour faire ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Mais c'était la meilleure chose à faire, et peut-être bien qu'ils étaient courageux, à deux.


Retrouver le chien et l'enterrer dans un coin tranquille du parc n'avait pas été aussi ardu qu'on peut se l'imaginer. Venir avec Elliot, chez Coraline & Cie, acheter des chrysanthèmes non plus. Si la fleuriste avait eu un regard désolé lorsqu'ils avaient demandé des fleurs de cimetière, une certaine chaleur flottait toujours dans sa voix, depuis qu'elle avait reconnu son client préféré. "Sincères condoléances", avait-elle dit d'une voix douce en les regardant partir, et elle sourit un peu lorsque les mains des deux jeunes hommes, maladroitement, se cherchèrent et se lièrent, réconfortantes.


En revanche, ce qui allait être nettement plus complexe, c'était d'annoncer à Hope le meurtre de son chien. Devant la porte couleur émeraude de l'appartement voisin, les deux garçons remerciaient le ciel d'avoir le bon sens de ne pas devenir inspecteur de police. Faire de pareilles annonces tous les jours, non merci. Une était déjà suffisamment éprouvante pour tout le reste de leur vie.

Louis frappa à la porte.

Au troisième coup contre le bois, elle s'ouvrit brusquement, laissant apparaître l'adolescente baignant dans la lumière du jour. Échevelée, une chemise bien trop grande retombant sur son épaule et les yeux encore ivres de sommeil, elle les dévisageait avec l'énergie pétillante et fabuleuse de ces gens qui savent dormir jusqu'à onze heures du matin, pour ensuite vous épuiser de paroles et de rires.
"Salut! s'écria-t-elle joyeusement, sans paraître remarquer l'air sombre de ses voisins. Elliot et Louis, quelle bonne surprise! J'avais bien dit à ma mère que vous n'étiez pas impolis, simplement réservés! Elle ne m'écoute jamais, allez, venez, entrez!"

Stupéfait, Elliot la considéra un instant, peu habitué à des personnes si effusives. Ne s'exprimait-elle qu'en phrases exclamatives? L'ombre d'un sourire se dessina sur ses lèvres, qui disparut lorsqu'il se souvint de la raison de leur venue chez elle.

"Quand tu nous aura entendus, protesta sombrement Louis, tu regretteras de nous avoir laissés entrer.
-Mais non, mais non qu'est-ce que tu raconte, sourit-elle encore en nous entraînant dans un grand salon lumineux, aux murs couleur citron. Oh, des fleurs! C'est pour moi? Qu'est-ce que c'est comme espèce?
-Ce sont des chrysanthèmes", répondit Louis, mal-à-l'aise sur le grand canapé de cuir blanc. Il sourit en sentant le contact chaleureux et rassurant de la main d'Elliot sur son genoux tremblant.
"Ce sont les fleurs qu'on met dans les cimetières, reprit celui-ci. Ça signifie infini et éternité. On a pensé que tu voudrais les déposer toi-même.
-Oh non... souffla la jeune fille, les yeux écarquillés, toute trace de bonheur envolée. C'est ma m-mère, c'est ça? I-il est arrivé quelque chose à ma mère?
-Non, ne t'inquiète pas pour ça, ce n'est pas ta mère.
-Mais alors, quoi?
-C'est Lassie. Lassie est morte, Hope."


Le silence envahit à nouveau la pièce. Impuissants, les deux jeunes hommes regardèrent le visage de la fille se décomposer, passer de la surprise à l'inquiétude, de l'inquiétude à la douleur, et de la douleur à la colère. Elle assimilait l'information. Doucement, très pâles, elle demanda d'une voix rauque et sans appel:
"Comment?"

Louis déglutit, terrifié, mais fixa son regard dans les grands yeux de la jeune fille.
"C'est moi, répondit-il. Je l'ai tuée. J'étais saoul et malade, j'étais en colère et elle m'a fait sursauter. Je l'ai prise pour quelqu'un d'autre, j'ai paniqué et je lui ai lancé une pierre entre les deux yeux. J'ai tué Lassie. Je suis désolé.
-Mais... Mais pourquoi?
-Parce que je suis un idiot et que j'étais malade.
-Ce n'est pas une excuse.
-Non, ce n'est que la vérité. Ton chien est enterré dans le parc des Cordoniers, sous le grand cerisier. Je suis vraiment désolé."


Alors, la fille se leva, lentement, extrêmement pâle.
"SORTEZ DE CHEZ MOI!" s'écria-t-elle, si fort que sa voix s'abîma sur le dernier mot, si fort qu'ils sentirent l'air trembler autour d'eux. Tête baissée, le coeur lourd, les deux garçons quittèrent l'appartement.
"Sincères condoléances", murmura Elliot dans l'embrasure.

Elle eut une grimace de dégoût.
"Finalement, ma mère avait raison, souffla-t-elle. Vous êtes vraiment, vraiment fous, tous les deux."

Et elle leur claqua la porte au nez.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant