Chapitre 9: Lune Bleue

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Le bruit du café s'écoulant dans les tasses sonnait étrangement dans l'obscurité claire. Concentré, l'hôte semblait éviter le regard de son vis-à-vis, comme gêné.
"Elliot", murmura l'intrus d'une voix rauque, et il discerna ses pommettes rougissantes dans la pâleur lunaire. Cela lui allait bien. Surpris, Louis réalisa que c'était le première fois qu'il ressentait une telle émotion envers un être humain. Sans doute parce qu'Elliot n'était pas beau en tant que personne. Il ne l'attirait pas.
Non, Louis l'appréciait comme il appréciait un paysage, de loin. Il ne voulait pas le posséder, ni être possédé, ni comme un amant, ni comme un parent.
Il voulait qu'Elliot soit, qu'Elliot reste, comme on refuse de voir mourir une nuit étoilée. Et là, hâgard, tremblant dans la bleuté incertaine de la lune, il ressemblait à un fantôme. Et c'était beau. Il voulait qu'Elliot reste.
Sauf qu'Elliot allait disparaître.

Il lui tendit la tasse de café odorante, que l'adolescent porta à ses lèvres sans un mot. C'était abject, cela avait un arrière-goût amer qui collait à la langue. Il vida sa tasse lentement, comme pour apprécier le liquide noir qui lui brûlait la gorge.
Puis, lorsqu'il eut terminé, il reposa la tasse dans l'évier et s'assit sur une chaise. Durant tout ce temps, debout, Elliot l'avait observé du coin de l'oeil, pétrifié, troublé.
"Elliot, parle-moi", murmura doucement l'adolescent. Les mots lui arrachaient la gorge, c'était douloureux.
"Qu'est-ce qui te prend?" Il fronça les sourcils.
"Comment ça?
-À quoi tu joues? Tu débarques chez moi en plein milieu de la journée. Tu ne dis rien, j'avais commencé à penser que tu étais muet. Et là, en plein milieu de la nuit, tu débarques dans ma chambre et tu... Tu..."
Plus il parlait, plus sa voix se faisait faible, hésitante, sans doute parce qu'il réalisait qu'il n'avait pas véritablement de raison d'être en colère. Il avala sa salive et baissa les yeux, comme s'il avait honte d'avoir abîmé le silence. Puis, il s'assit en face de son invité, le dos courbé, le visage emprisonné dans ses mains gercées.
"Je veux juste t'aider", répondit doucement Louis.
Mais Elliot, relevant le menton pour affronter son regard, nia doucement de la tête.
"Je n'ai pas besoin d'aide.
-Tu fais des cauchemars.
-Je n'en avais pas fait depuis longtemps.
-Je crois surtout que tu n'avais pas rêvé depuis longtemps.
-Écoute, je n'ai pas besoin de ton aide.
-Je ne te crois pas...
-Essaye, s'il te plaît.
-Comme tu veux. -Il déglutit.- Bon... tu me fais visiter?"
Elliot hocha la tête et se leva. Puis, il tendit une main à Louis. Mais il ne la prit pas, et se releva seul.
L'éclat diffus de la lune, à travers les volets entrouverts, striaient les parois d'une lumière bleutée. La poussière, voletant doucement dans l'atmosphère enfumée de la pièce. Les rayons de lumière qui les capturaient par instant faisaient scintiller chaque grain de poussière de cette pâleur froide.
L'appartement, en vérité, n'était pas très grand. Il comportait en tout et pour tout deux chambres, un petit salon, une cuisine ainsi qu'une porte fermée à clef.
"Tu ouvres?"
Elliot sursauta. Le regard hésitant, il fixait la poignée en se mordant la lèvre. Puis, soupirant, il tira de sa poche une petite clef argentée, et la glissa dans la serrure. Il abaissa la poignée, et la porte s'entrouvrit sans bruit.
Le souffle coupé, Louis écarquilla les yeux en découvrant le spectacle qui s'étendait devant lui, bercé par la lune dans une lueur surréaliste.

"C'est magnifique... murmura-t-il.
-Oh. Je ne sais pas."
Hypnotisé, il voulut entrer, s'approcher, effleurer le décor de sa main tremblante, mais un bras le tira en arrière.
"Tu n'entres pas, lui commanda son hôte d'une voix dure. Si tu as besoin de quelque chose, demande-moi.
-Non merci, je n'aime pas lire..." souffla l'adolescent sans réaliser ce qu'il disait.
Alors, le regard de son hôte se fit plus sombre, plus acéré, et il entendit ses dents crisser lorsqu'il serra la mâchoire. Cependant, il soupira et se contenta de demander:
"Café?
-Non merci, je n'aime pas ça", répondit encore l'adolescent fasciné, inconscient du fossé qu'il venait de creuser entre eux. Émerveillé, il ne réfléchissait plus, il pensait à peine, totalement happé par sa contemplation.

"Allez viens, il est tard", grogna Elliot à voix basse, fronçant les sourcils d'un air agacé. Il lui tira le bras et l'emmena dans sa chambre, avant de retourner dans la sienne, l'enfermant à nouveau dans ce recoin sombre et humide.

Mais Louis se laissa faire sans protester. Il n'en avait plus rien à faire que sa chambre soit si laide, pas plus que l'atmosphère pesante ne le dérangeait à présent.
Fermant les yeux, il s'endormit enfin.
Sous ses paupières, l'éclat bleuté et blanchi de la lune traçait des zébrures et des arabesques de dentelle fine. À travers, il parvenait encore à distinguer les formes douces, mouvantes des ombres chinoises qui, toute-à-l'heure, semblaient flotter sur les parois surréalistes de la chambre interdite. Quelques étoiles, évadées du ciel noir, retombaient en poussière chatoyante sur le vieux bois fatigué des étagères de noyer. Un rayon rebelle, s'infiltrant par les jointures de la fenêtre sale, se reflétait en une infinité d'éclats bleutés sur un miroir brisé qui, accroché au mur, promettant sept ans de pur souffrance au mortel qui oserait s'aventurer en ce sanctuaire. La pièce entière semblait retenir son souffle, tout en ce lieu était de l'ordre du sacré. Pas un mot, la beauté n'en avait pas besoin. Pas un bruit. Même le frémissement de la trotteuse, sur l'horloge, s'était tue: la beauté avait le pouvoir d'arrêter le temps.

Et la lune, la lune frêle, mince, diaphane, la lune évanescente, la lune lactée et violette, la lune bleue venait délicatement incendier de ses voiles soyeux les reliures argentées des centaines de livres qui se serraient, comme s'ils avaient froid, sur les vieilles étagères.
Au pieds de celles-ci, surmontant une pyramide de volumes artistiquement dérangés, un seul était ouvert. Ses pages, d'un ivoire blanc et pur, étaient ornées d'arabesques sublimes et illisibles, comme si l'on y avait gravé des runes indéchiffrables pour les hommes.
Et tout cela, tout ce spectacle terrifiant d' exhaltante beauté, lové au creux d'une souffrance enfermée et osbcure, tout cela, Louis l'avait gardé sur lui, tatoué sur ses pupilles, conservé dans ses songes. Happé, il rêvait.
Ébloui par les murmures de la lune bleue.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant