Elliot et Louis.
Louis et Elliot.Elliot et Louis, c'était Elliot qui somnolait, sa tête posée sur l'épaule de Louis. Le roulement continu du train berçait le jeune homme, qui murmurait une berceuse allemande. Sa joue contre la clavicule de Louis, sa main contre la sienne, leurs deux corps emmêlés. Ça tenait chaud.
Louis et Elliot, c'était Louis qui reposait son front contre la vitre d'où s'évadait une brise fraîche. C'était Louis qui frissonnait, mais c'était surtout le talon de sa basket contre la pointe de la vieille chaussure de cuir d'Elliot, c'était leurs lacets défaits, c'était sa main maladroite qui avait trouvé la sienne en cherchant un endroit où se cacher. C'était son jean contre son vieux pantalon beige. C'était agréable.
Louis et Elliot, Elliot et Louis, c'était le bruit des roues brûlant les rails, et c'était un train qui avançait au beau milieu de la nuit, nulle part, et n'importe comment.
Elliot! Tu es sûr de toi? Tu sais où tu vas?
Bien sûr qu'Elliot savait où ils allaient. Il aurait pu retrouver son chemin les yeux bandés. À droite en sortant de la petite gare, la gare si minuscule qu'il avait fallu un panneau avec des lettres vertes et fluorescentes pour qu'il se souvienne que c'était là, que c'était leur arrêt, et qu'il fallait y descendre. Les deux garçons quittèrent le train et celui-ci reparti peu après, traçant son chemin vers le terminus. À droite, donc, en sortant de la gare.
Tout droit jusqu'à la laverie. C'était la rue de l'Église, celle avec les grands marroniers et le sol rouge. C'était facile à reconnaître, ce trottoir était le seul à avoir été coloré ainsi, pour une raison inconnue, dans les mêmes tons que la promenade qui longeait la plage. Passer devant l'institut de beauté avec "Ainsi soit-elle" écrit en lettres bleues, mais qui était fermé parce que c'était le milieu de la nuit et que tout s'était arrêté, pétrifié. Pas un chat. La maison du clarinettiste, avec ses jolies briques bleues, mais sans la clarinette. Tout droit jusqu'à la laverie.
À droite jusqu'au prochain croisement. Passés le café de La Marquise, la petite poissonnerie avec des vagues dessinnées sur les murs, le fleuriste qui vendait des roses bleues et bicolores. Passées les inscriptions sur les vitrines; c'était une curiosité de la ville, ça. Les citations et les poèmes, drôles, tristes, sur le vent et la mer qui soufflaient à côté. "C'est le vent qui gonfle les voiles; la lune ne sert que de lanterne." Les noms des auteurs, peints à côté des citations, s'étaient un peu effacés avec le temps. Ne restaient que les mots. Ça faisait longtemps, longtemps. "La lune ne sert que de lanterne." Croissant pâle au dessus des silhouettes. À droite jusqu'au prochain croisement. Voila, c'était presque fini maintenant. À droite, on pouvait déjà voir la promenade. Le trottoir montait, longue côte, mais dernière ligne droite. Et tout au bout, la mer.
Tu sais où tu vas, Elliot?
Bien sûr qu'il savait où il allait. Il portait son vieux pull en laine qui sentait l'eau salée, c'était le milieu de la nuit, et il serrait très fort la main de Louis, leurs doigts entrelacés. Bien sûr qu'il savait où il allait. Il n'en avait jamais été aussi certain.
Les deux garçons assis sur le petit muret de la promenade. Quatre jambes se balançaient dans le vide. Ils n'avaient pas le vertige. En dessous d'eux, quelque part, une étendue de sable, grande comme le désert. Le vent qui soufflait sur les dunes soulevait sur son passage des nuages de poussière, qui s'enroulaient dans le vide en volutes de brume. Tout semblait irréel. Louis tenait dans sa main celle d'Elliot; son pouce traçait des cercles sur sa paume.
"Tu les entends?, murmura-t-il.
-Quoi?
-Les sirènes, est-ce que tu les entends. Les sirènes qui m'appellent. Écoute-les, elles chantent."Elliot suivi les yeux gris de Louis, qui fixaient l'horizon. Il les ouvrait si grands, et avec tant d'intensité, qu'on pourrait presque croire qu'il allait finir par dévorer le ciel, la mer, et tout ce qui s'était évaporé entre les deux. L'air sentait l'eau salée. La bise d'hiver, rafraîchie par la nuit, s'enroulait dans les vagues et se jetait sur le rivage, éclaboussant le sable, les rochers, et jusqu'à leurs visages sur le muret de la promenade. La mer faisait un vacarme épouvantable, et pourtant apaisant. C'était le bruit des souvenirs. C'était le bruit des vagues.
"Les sirènes? Oui. Oui, je les entends.
-Elles t'appellent, toi aussi? Elles veulent que tu les rejoignes?
-Oui. Mais je n'ai pas envie. Je suis bien, moi, ici.
-Moi non plus.
-C'est à cause d'elles que tu as voulu... Cette nuit-là. C'est à cause d'elle que tu as voulu disparaître?
-Oui. Elles chantaient, elles criaient, elles m'appelaient beaucoup trop fort. Je n'avais pas le choix.
-Tu avais vraiment envie de mourir? À ce point?
-Non! Non, pas "mourir", arrête avec ce mot-là, je ne l'aime pas. Je voulais disparaître. Je voulais les rejoindre, tu comprends? J'étais vide. Elles m'appelaient trop fort. Je n'avais pas le choix.
-Vide... Mais, et ceux qui t'aimaient? Ceux qui tenaient à toi? Tu pensais à eux?
-Je n'y arrivais pas. Tu ne comprends pas, j'essayais, mais je n'arrivais pas à entendre leurs voix. Les sirènes criaient trop fort.
-Et maintenant?
-Maintenant? Elles chantent toujours. Mais il y a les fleurs, et les livres, et ce que tu essaies de me dire. Les silences qui disent tout. J'entends ta voix, Elliot. Maintenant, j'entends."Elliot ne répondit rien, pas avec des mots, mais sa main serra un peu plus fort celle de Louis, et leurs deux coeurs battaient. Ce n'était pas syncronisé, ni doux, ni apaisé. C'était juste vivant. Les deux garçons assis sur le petit muret de la promenade. Deux mains liées, deux mains sur deux genoux, et quatre jambes qui se balançaient dans le vide. Le vent qui soulevait des spirales de sable, le chant des sirènes, et le silence de la mer. C'était le solstice d'hiver, la nuit la plus longue de l'année, et les deux garçons parlaient une langue qui n'était pas le français
Ni l'allemand
Et que personne d'autre n'aurait comprise."Dis, Louis. On va chez moi?"
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The Ashtray
عاطفيةElliot a peur. Il se cache. Il se cache de l'automne, il se cache de l' hiver, il se cache hors du temps. Il pense que personne ne le retrouvera jamais, Elliot. Mais il a tord. Louis ne se cache pas, lui, Louis n'a peur de rien. Louis ne ressent rie...