Chapitre 3: Ivresse

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Saoulée par les vapeurs de bourbon, la jeune femme poussa un long soupir exhalté et rit, libre.

L'homme inspira le parful capiteux de l'encre sur le papier fraîchement imprimé.

Gloussant, elle envoya voler l'un de ses escarpins, qui vint se nicher dans le lustre.

Il sourit bêtement, pouvant presque entendre son rire.

Elle embrassa l'inconnu, et il la plaqua contre le mur sans délicatesse. Ça la fit rire.

Il retint sa respiration. Quelque chose n'allait pas, il n'aurait sû dire quoi. Le mur, à travers le papier frêle et jaunis, était froid et humide. Mais l'alcool était là, chaleureux, pour le consoler, alors ça n'allait pas trop mal.

Il l'embrassa, ses deux mains serrant son visage. Elle lui sourit de ses yeux enfiévrés. Alors, ses mains glacées descendirent le long de son visage, se posèrent le long de sa gorge, et serrèrent, serrèrent... Ça la fit rire, jusqu'à ce qu'elle ne parvienne plus à respirer.

L'homme suffoquait, il ne trouvait plus son souffle, il paniquait. Il manquait d'air, il avait besoin d'air, il avait besoin...

Finalement, la jeune fille s'effondra au sol. Sans vie. La dernière allumette s'était éteinte. Seule.

Et c'était la fin.
C'était la fin.
Il n'en revenait pas, c'était la troisième fois qu'il lisait ce roman, mais la fin le perturbait toujours. Pire, elle le troublait davantage à chaque lecture. La petite fille aux allumettes était morte...
Sans air, affamé, épuisé, il s'effondra au sol, le livre encore ouvert sur sa poitrine. Elle gisait là, si près de lui... Peau contre peau, visage contre visage, ils fermèrent tous les deux les yeux.

"Elliot? Elliot!"
La voix lui parvint depuis un brouillard épaix. Paniquée, elle avait crié, l'arrachant à demi â l'obscurité confortable dans laquelle il s'était lové. Battant des paupières, il distingua vaguement le visage de Céline, la secrétaire du patron, penchée sur lui. Où était-il, d'ailleurs? Ah oui... Il s'était évanoui dans son bureau et était tombé par terre. Il se souvenait maintenant. Il lisait la petite fille aux allumettes. Il avait le livre là, juste là, contre son coeur. Tiens d'ailleurs, où était-il, le livre? Céline avait dû le lui prendre. On le lui avait enlevé. On le lui avait arraché, non, impossible! Il en avait besoin, qu'on le lui rende, il se sentait vide, seul, elle n'était plus là avec lui, elle était morte..
Morte.
Ce fut la dernière chose à laquelle il songea avant de sombrer à nouveaux dans une ouate obscure.

La première chose qui le frappa lorsqu'il se réveilla, ce fut cette odeur, froide et aseptysée, l'odeur des hôpitaux. Il ouvrit un oeil, agacé, et réalisa qu'il se sentait creux. Il était immobile, alité dans une grande chambre blanche, avec aucun livre, nulle part. Il n'avait plus rien, nulle part où aller, nulle part ou se cacher de ses propres pensées. Il était seul avec lui-même. Aveuglé par l'oubli, terrifié par le vide, il se sentait vide et creux.
Mais ça allait aller.
Après tout, Elliot ne comptait pas rester prisonnier de son lit.
Galvanisé par la panique, il sauta hors de son lit et, réalisant qu'il portait une robe d'hôpital, chercha ses habits. Il les trouva finalement, pliés sur le dossier d'une chaise, et s'habilla rapidement. Le jeune homme était mal-à-l'aise, nu dans cette grande chambre blanche. Et puis il avait froid.
Qu'est-ce-qu'il avait froid...
Il sortit de sa chambre et traversa le couloir à la hâte. Malgré ses angoisses, personne ne lui adressa la parole, et il soupira de soulagement. Quelques visages fatigués, trempés de larmes, blêmes, hagards. En sortant de la grande bâtisse de béton froid, il croisa un adolescent adossé près de la porte. Il ne devait pas être bien plus jeune que lui, autour de vingt ans peut-être. Ses yeux fiévreux, cernés de noir, se posèrent sur lui avec une concentration indifférente. Il se sentait étudié avec soin, comme l'on détaille un oiseau endormi, ou l'éclat d'un rayon lumineux dans les cristaux d'une cascade.
L'inconnu fumait. L'espace d'un instant, Elliot se senti aspiré par les volutes dansantes et hypnotiques. Par moments, le visage pâle et émacié se dissolvait sous les vapeurs de nicotine amère. Le jeune homme se sentit triste, et nu.
Puis, il ferma les yeux et secoua la tête. Le passé était passé. Il avait changé maintenant, tout était terminé, il avait ses livres dans lesquels il pouvait se cacher. Il n'avait besoin de rien d'autre, et certainement pas d'un ado étrange qui lui ressasserait ses cauchemars.
Elliot haussa les épaules et partit, un arrière-goût amer sur la langue. Il avait la gorge sèche; mais la petite fille aux allumettes l'attendait, si près. Il hâta le pas, et regarda son téléphone.
18 heures.
Il appela son patron.
"Hallo?
-Patron? Bonjour, c'est Elliot Kerz, je sors de l'hôpital à l'instant et...
-Kerz? Comment vous allez?
-Je vais bien, je suis désolé pour hier et ce matin. J'arrive, je vais rattraper mon retard...
-Votre retard? Mais enfin Kerz, quel retard? Vous travaillez vraiment trop. Rentrez chez vous, je ne veux pas vous voir travailler aujourd'hui.
-Quoi? Mais enfin... Je vais faire quoi, moi?
-Enfin, j'en sais rien moi! Je vous donne une journée de congé enfin, profitez-en! Allez au cinéma, au restaurant, invitez des amis.
-Mais...
-C'est mon dernier mot, Kerz. À demain."
Le jeune homme voulut protester, mais c'était trop tard : l'autre avait déjà raccroché. Soupirant, il rentra chez lui à regrets.
Son appartement, plongé dans l'obscurité, sentait la poussière et le renfermé, mais ça ne le dérangeait pas, il avait l'habitude. Le jeune homme alluma la lumière. Il n'avait pas envie de laisser le ciel bleu s'infilter dans sa bulle, alors il n'ouvrit pas les volets. Trois jours qu'il n'était pas rentré, et une éternité qu'il n'avait pas fait le ménage. Elliot pouvait voir les grains de poussière danser dans la lumière.
Fatigué, le jeune homme se servit une tasse de café et la but d'une gorgée, comme on avalerait un shot de whiskey. Cul-sec. Immédiatement, il sentit la chaleur et l'intensité se répandre en lui. Il avait moins froid.
Ensuite, il se blottit dans sa couverture, sur son canapé, et ouvrit un livre qu'il avait acheté la veille. Lové ainsi dans son confort fragile, caché dans un univers parallèle où tout était différent, Elliot se sentait bien. Il aurait pu rester ainsi toute la nuit.
Et il l'aurait fait.
Sauf qu'alors, quelqu'un sonna à la porte, l'arrachant à son bonheur.
Et c'était cette visite qui devait changer pour toujours la vie du jeune homme.
Pour le meilleur ou pour le pire.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant