Chapitre 10: Jasmin, coton, œillets

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La voisine sonna quelques fois à la porte, pour leur apporter des biscuits; ils ne répondirent pas. Ils la croisaient quelques fois, quand Louis rentrait du travail ou qu'Elliot allait acheter des fleurs. Elle promenait son chien devant l'immeuble, elle chantonnait et c'était bizarre, ça aussi, la fille qui chantonnait avec la laisse rouge et le chien qui pissait dans le caniveau. Et ils savaient eux, ils savaient que c'étaient eux les gens "bizarres", les "tarés de l'immeuble", qu'elle elle était normale, mais ils ne pouvaient pas s'en empêcher, le soir, ils riaient en se racontant "la dernière de la gamine", parce qu'elle n'avait même plus de nom, la fille, ils l'avaient oublié depuis longtemps et c'était très bien comme ça.

Tous les matins ou presque, elle venait acheter des tartelettes aux fraises à la boulangerie de Louis. Celui-ci n'avait jamais eu l'occasion d'admirer une telle passion pour le gâteau à la fraise, c'en était presque fascinant tellement c'était drôle. Parfois, elle portait sa veste en jean, ses converses trouées et son sac de cours; d'autre fois, elle portait des vêtements de sport, et les écouteurs dans ses oreilles crachaient tellement de la mauvaise musique qu'il pouvait l'entendre d'ici. Elle était très bavarde, parlant beaucoup et à toute allure, et lorsqu'elle parlait, elle avait des petites pattes d'oies aux coins de ses yeux et un grand sourire qui animait ses lèvres. Elle secouait les cheveux, presque comme un chanteur de heavy metal, rapide, énergique et pétillante, et puis ça sentait le jasmin pendant un instant, à cause de son shampoing, mais l'odeur disparaissait parce qu'elle poussait la porte et qu'elle partait en rigolant.

Quelques fois, en rentrant à l'appartement, Louis trouvait Elliot déjà là, plongé dans un exercice d'allemand, avec imprimée dans le papier peint l'odeur de Viktor qui venait de partir. Alors, Louis préparait un café et un verre d'eau, les déposait sur la table de la cuisine et s'asseyait devant lui, et il racontait. Il racontait ses clients, il racontait les chiens qui aboyaient de partout, il racontait son patron et la gamine et les tartelettes à la fraise. Elliot ne répondait rien, mais un petit sourire animait ses lèvres, alors Louis continuait. Il racontait. Un peu, encore un peu plus. Ses mots se noyaient dans le silence trop grand quand il n'y avait plus rien à dire.

Un jour, Elliot trébucha sur une lampe, une jolie lampe qui tenait debout, comme ça, au milieu du trottoir. Il la trouva belle, et il trouva que c'était stupide aussi, de laisser ses affaires mourir dans la rue, parce que s'il avait plu, elle était foutue la lampe. Il avait tout son temps avant d'aller travailler. Il ramena la lampe chez lui, changea l'ampoule, l'alluma. Il n'avait pas plu. La lampe brillerait dans le salon.

Sous l'insistance de son aîné, le jeune homme regagna aussi un semblant d'hygiène de vie. Il lavait leur linge toutes les semaines, faisait la vaisselle à la main, aérait tous les jours -quoique ce fut surtout une excuse, parce que Louis fumait beaucoup et que ça faisait tousser Elliot. Aussi, il se disait que s'il ouvrait la fenêtre lorsque Louis fumait, avec l'hiver naissant et le froid qui s'engouffrait partout, ça ferait frissonner son ami, ça lui ferait mal un peu, et peut-être qu'il fumerait moins. Bien sûr, Louis avait le droit de fumer, il avait même un cendrier, mais ça faisait mal à Elliot un peu, mal au coeur entre les côtes, même s'il ne disait rien. Mais ce qu'Elliot ne voyait pas, c'est que ça faisait mal aussi un peu à Louis, mal au coeur entre les côtes, quand Elliot s'enfermait dans sa chambre à la tombée de la nuit, et lisait jusqu'au petit matin. Ça faisait mal. Ils ne disaient rien. Elliot achetait des fleurs. Il aimait beaucoup le parfum de fleurs de coton; il y en avait dans son savon; l'odeur flottait dans son appartement, lorsqu'il en achetait, mais s'était imprimée aussi contre sa peau.



Un soir. Dans la chambre d'Elliot. N'importe quand, la date n'avait pas d'importance, ce n'était pas la première fois de toute façon. De toute manière, l'un comme l'autre avait toujours du mal avec le temps, les dates, le passé le présent l'avenir et tout celà. Ils vivaient dans un monde sans concordance des temps, où le passé n'existait pas et où le futur s'écrivait au conditionnel. Ce n'était pas une histoire. C'était une succession d'instants.

Et à cet instant là, ils étaient allongés n'importe comment sur le parquet de bois sec de la chambre d'Elliot. Les pieds appuyés contre le papier peint jaune, les cheveux éparpillés à même le sol qui retombaient en courtes mèches n'importe comment, devant ses yeux, sur son front, dans la poussière, Elliot fixait le plafond. Enfin, il ne regardait rien en particulier, mais il fixait le plafond avec les yeux grands ouverts, et parfois Louis se demandait ce qu'il voyait. Peut-être que des fantômes dansaient devant ses iris bleus. Peut-être aussi qu'il ne voyait que le vide, celui qui faisait peur à Louis. Celui qui donnait le vertige.

Louis, lui, avait la nuque posée contre la hanche d'Elliot, et l'arrière de son crâne posé sur son ventre un peu trop maigre. Un genoux relevé, l'autre jambe tendue pour toucher la jointure entre le parquet du sol et le papier peint jaune du mur, il fumait. Elliot était fasciné par les volutes de fumée qui s'évadaient de ses lèvres pour s'enrouler autour de ses doigts, de ses poignets, de ses mots. À côté, entre la main droite de Louis et le genoux gauche d'Elliot, les cigarettes venaient s'échouer dans le cendrier. Rien ne résonnait dans la pièce que, de temps en temps, le claquement usé du briquet de Louis.

Et puis, au beau milieu du silence, Elliot dit:
"Ça ne va pas durer.
-Quoi?
-Toi. Moi. Nous. Ça ne va pas durer.
-Ça te fait peur?
-Un peu. Toi?
-Oui. Mais moi j'ai peur tout le temps, tu sais. Je ne sais pas si c'est vraiment une mauvaise chose.
-Comment ça?"

L'ampoule toute nue, qui répandait sa lumière contre les parois de la pièce, pâlit un peu. Le papier peint jaune. Le plancher brun. Les draps blancs du lit, à côté, et la couverture beige. La cigarette, Louis, la fumée, Elliot, le cendrier entre les deux. Louis répondit:

"Comme ça je sais. Tant que j'ai peur pour toi, je sais que tu es là. Tant que j'ai peur de mourir, je sais que je veux vivre. Tant que j'ai peur de me perdre sur le chemin du retour, je sais que j'ai envie de rentrer là, ici, avec toi, et d'attendre en essuyant la vaisselle que tu m'apportes des fleurs.
-Je comprends. Mais ça ne fait pas mal, la peur?
-Si, bien sûr. Mais c'est de ces souffrances qui font du bien, parce que j'ai mon coeur crevé que je ne sentais plus battre, et je n'avais plus peur de rien et là je le sens qui cogne contre ma cage thoracique et j'ai peur qu'il s'arrête. Ou que le tien s'arrête avant. J'ai peur de plein de choses. En fait, je suis terrifié."

Alors, doucement, Elliot se redressa. Il regarda une cigarette tomber dans le cendrier, et il attrapa la main de Louis. Il l'enroula autour de la sienne, posa son pouce sur son pouls, et le sien sur celui d'Elliot. Ils sentirent leur coeur battre, ensemble. N'importe comment, en syncope, à l'envers, mais ils battaient et c'était déjà ça. Le papier peint jaune, le plancher brun, le lit blanc avec la couverture beige. Elliot et Louis, Louis et Elliot. Le cendrier à côté d'eux.

Leurs deux coeurs

Qui battaient

Encore.

Louis se demanda pourquoi il avait mal à la gorge, et pourquoi il toussait souvent. Elliot se demanda quelles fleurs il achèterait à Louis, demain. Je fume trop. Des œillets, ouais, des œillets, c'est bien les œillets.


Ils frissonnèrent. C'était déjà l'hiver. Le solstice était presque là, très près, beaucoup trop près de leur bonheur bizarre et de leur équilibre fragile.

"Louis?
-Oui?
-Ça ne durera pas, hein?
-Non, c'est vrai. Ça ne durera jamais."




Fin de la deuxième partie

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant