Lorsque Louis se réveilla le lendemain matin, il était seul.
Pourtant, son réveil, strident et désagréable, avait retentit à quatre heure et demie, et l'immeuble entier baignait encore dans une sombre et aveugle nappe de silence.
Tout était immobile. Le monde entier dormait. Dans la pénombre du petit appartement, la lampe éteinte, droite et rigide, se dressait, pareille aux colonnes brisées qui ornent les cimetières des bords de Manche.
Étouffant, l'adolescent remonta les volets. La nuit, noire et humide, cognait contre les vitres de cristal. Parfois, a travers l'épais brouillard de charbon, une sirène d'ambulance surgissait, violent éclat aigu et intense qui transperçait la vitre, et venait se graver sur ses pupilles.
Il n'arrivait pas à respirer.
Il ouvrit une fenêtre, mais la referma aussitôt. Non parce que le froid le faisait souffrir, mais parce qu'il avait l'impression, en libérant les lieux de leur chaleur moite, que cela ne plairait pas à son hôte. Il n'était pas prêt à respirer l'air pur et brut qui coulait dans les rues.
Alors, en manque, il sortit de sa poche son paquet de Lucky Strikes, et alluma son briquet. La flamme pourpre, au coeur bleu et violet, oscilla un instant devant lui. Puis, il alluma la cigarette, et des vapeurs empoisonnées au goût amer s'évadèrent dans l'atmosphère déja lourde. Il inspira une grande bouffée de mort et, soulagé, laissa l'air vicié s'infiltrer dans ses poumons déja abîmés.
Il se sentait mieux.
Louis écrasa son mégot contre la table de la cuisine.Alors qu'il fermait à clef la porte de l'appartement, ses pensées se tournèrent vers son hôte. Travaillait-il vraiment? A cette heure-là?
Inquiet, il déglutit. Alors il en était là... La pensée lui vint que, peut-être, il était déja trop tard. Mais il la chassa d'un froncement de sourcil. Il sauverait Elliot. Il en était certain.Tandis qu'il descendait les escaliers atones et immuables, un bruit le fit soudain sursauter. C'était un chien, un petit chien sans doute qui, sans raison, hurlait à la mort au creux de la nuit. Pourquoi l'animal s'époumonait-il ainsi? Avait-il senti sa présence? Avait-il reconnu cette ombre, se fantôme coupable qui se mouvait sans bruit au coeur de l'immobile?
Et pourquoi son coeur se serrait-il ainsi, d'une terreur oubliée, comme face au grondement sinistre d'un message de mort?Mais Louis haussa les épaules.
Il n'avait plus peur.
Il n'avait plus rien.
Rien qu'un relent amer, dans le creux de sa gorge, qui lui rappelait la promesse obscure du chien.Vu de dehors, le ciel nocturne paraissait moins épais, plus léger et plus pur. Les lampadaires, les insignes des magasins, les phares des voitures scintillaient comme des centaines d'étoiles immenses, artificielles et éblouissantes, qui coloraient les rues de leurs éclats jaunes et rouges. Louis respirait. Il faisait froid, mais cela apaisait sa gorge et ses poumons goudronnés.
Au détour d'une rue, l'adolescent retrouva la porte, étroite et vitrée de la petite boulangerie. La poussant sans bruit, il se glissa dans la pénombre. Immédiatement, les senteurs sucrées et chaleureuses se précipitèrent dans ses narines, et il sourit béatement. Sous ses aires d'ogre bourru et grossier, le patron avait des doigts de fée. Voir un tel géant massif, à la face rubiconde, vouer tant d'attention à de petits rouleaux de sucre était une scène pour le moins surprenante, et cela aurait bien faire rire Louis, autrefois.
Sans se presser, pour ne pas abîmer l'obscurité qui bruissait comme de la soie, il passa derrière le comptoir, entra dans l'arrière boutique et rinça ses mains sous un filet de cristal froid.
Une lumière, douce et orangée, baignait dans la pièce, emmêlée aux odeurs de cannelle et de viennoiseries qui flottaient. Le patron dormait, sa face rougeaude posée sur une table de bois. Louis savait qu'il était préférable de ne pas le réveiller. Des gâteaux dormaient dans le four.
Remontant ses manches, Louis prépara une pâte, puis la pétrit machinalement, la façonna, la cisela, et recommença. Lorsqu'il eut terminé, il recommença.
Encore,
Et encore, et encore.
Les petits coups de couteaux dans la pâte, pour laisser des cicatrices sur le pain, lui faisaient mal.
Lorsqu'il eut fini de recommencer, il mit toutes les baguettes dans le four, l'alluma, et attendit. Elle doraient lentement dans une lumière chaude.
Louis ne faisait que le pain, il n'avait jamais su faire que le pain, parce que c'était facile de copier la technique du patron. Parce qu'il n'y avait pas besoin d'y mettre tout son coeur, comme dans tout le reste -et heureusement, parce que Louis n'avait pas de coeur à donner.
Ou du moins, c'était ce qu'il croyait.
En vérité, Louis avait un coeur à donner, un coeur trop petit qui débordait, mais il ne savait plus, il ne savait plus rien faire d'autre que de battre.
Louis, contrairement à tant d'autres, savait regarder.
Mais il ne savait pas donner.Pendant ce temps, quelques rayons, rouge et rose et dorés et pâles s'infiltraient, timides, entre les nuages noirs.
À sept heures, il quitta l'arrière-boutique, tourna le carton de la porte qui indiquait "ouvert", et passa à la caisse.
À sept heures cinq entra un homme corpulent, à la face grasse et rougie, qui portait un manteau vert et qui sentait mauvais. Il tenait un chien mince, au regard triste et aux poils mouillés, avec une laisse rouge. Il commanda un pain de campagne sans sourire, paya en pestant contre ces voleurs d'arabes qui envahissaient son pays, puis parti. Le pauvre chien, tiré en arrière par sa laisse rouge et sale, tourna vers Louis ses pupilles suppliantes. L'adolescent l'aurait volontier libéré, mais il n'avait pas le droit.
Et puis, il avait peur des chiens.À sept heures neuf, une vieille dame entra dans la boutique. Elle semblair vieille, vraiment vieille, plus vielle que le monde lui-même, comme si elle était née a minuit, pendant la nuit des temps. Sa peau parcheminée était si ridée, si froissée qu'elle formait comme des fractales, dentelle de cuir rose jauni et abîmé, écailles d'homme abîmées et épaisses. Elle marchait lentement, très lentement, trop lentement. Elle commanda, de sa voix chevrotante, une baguette paysanne, et Louis, qui déglutissait, la servit sans un mot. Son regard s'arrêta un instant sur la montre à gousset cassée qui pendait au cou de l'ancêtre, la montre fêlée, arrêtée, puis leurs yeux se rencontrèrent, et il frissonna. Elle avait les mêmes yeux que le chien.
À sept heures douze, un grand homme essouflé, en jogging, ouvrit brusquement la porte. Il demanda rapidement un croissant, paya en un éclair, sans compter la monnaie, et repartit en coup de vent. Il courait, de toutes ses forces, en dessous du ciel.
Mais après quoi?
Qu'est-ce qui le poursuivait?À sept heures quinze, une jeune femme en tailleurs, aux lèvres gercées, qui portait un chignon trop serré malgré un regard chaud, ouvrit doucement la porte. Elle demanda, d'une voix calme mais autoritaire, deux baguettes "pas trop cuites". Soulagé, Louis se détendit un peu. Il avait cru, l'espace d'un instant, à une visite surprise de l'inspection sanitaire.
À sept heures vingt, une adolescente s'arrêta devant la vitrine. Elle devair avoir seize ou quinze ans, portait une veste en jean, et deux yeux bleus sur un visage très clair. Ses lèvres souriaient, spontanées, sans raison, tandis qu'elle contemplait l'étalage de pâtisseries. Louis, ne souriait pas.
Il ne souriait jamais pour les êtres humains, il avait seulement un air transporté d'admiration béate lorsqu'il contemplaît quelque chose de beau.
Et les humains n'étaient pas beaux.
Enfin, sauf Elliot.
Mais l'adolescente, qui souriait toujours, entra dans la boutique.
"Salut! lança-t-elle d'une voix claire, comment ça va? C'est Hope! Tu te souviens de moi, quand-même? L'autre jour! Sous la pluie!"
Il ne se souvenait pas d'elle.
La fille bruyante, à la voix claire et lumineuse qui faisait mal aux oreilles, acheta une tartelette aux fraises et sortit. Apaisé, Louis soupira. Elle lui donnait la migraine.A seize heures trente, le jour s'était levé dans le ciel d'automne, clair et pur.
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The Ashtray
RomanceElliot a peur. Il se cache. Il se cache de l'automne, il se cache de l' hiver, il se cache hors du temps. Il pense que personne ne le retrouvera jamais, Elliot. Mais il a tord. Louis ne se cache pas, lui, Louis n'a peur de rien. Louis ne ressent rie...