"C'est drôle ce que le gare est vide, à cette heure-là de la nuit."
Les pas s'échouaient sur les pavés de pierre froide. Résonnance. L'un des garçons venait de parler, sa voix s'élevant dans l'air noir et secret, qui sentait le mystère, le voyage et l'inconnu. Les deux silhouettes, a peine perceptibles sous de pâles rayons de la lune, apparaissaient et disparaissaient entre les pilliers de la gare. La grande horloge, blanche et fière les jours de soleil et de foule, luisait faiblement à travers le silence épais, si épais qu'on ne distinguait même plus le cours de sa trotteuse. Des nappes de couleurs obscures recouvraient par moment le cadran; dans la pénombre, on n'aurait pu lire l'heure. Ce n'était pas grave de toute façon. C'était le solstice d'hiver. La nuit la plus longue de l'année. Le temps n'existait pas.
"C'est peut-être juste cette nuit. Juste là."
L'une des silhouettes sursauta et s'arrêta en voyant une ombre tressaillir, à quelques mètres d'elles. L'autre suivi son regard et cessa de marcher à son tour. Ils plissèrent les yeux, et distinguèrent un homme, endormi contre le mur sous une couverture violette. Il avait les cheveux gras et sales qui scintillaient sous un rayon argenté qu'une fissure dans un mur projetait sur sa joue. Ses yeux étaient fermés, sa poitrine s'élevait et s'abaissait lentement. Tout doucement. Respire: inspire, expire, inspire. Les deux garçons clignèrent les yeux ; le vieillard avait disparu. Il n'y avait rien là où ils regardaient que le rayon de la lune sur une couverture violette et trouée. L'un des garçons prit la main de l'autre dans la sienne, et la serra tant qu'il put. Le vieillard de la gare avait disparu. Ils avaient dû rêver.
"On pourrait se perdre, ici."
Une petite mélodie, douce et entêtante. Une mélodie d'enfance, une mélodie chantée au milieu de l'oubli, le vide, la nuit. La nuit la plus longue de l'année. La lune, un dernier croissant de lune blanc, violet et argenté qui se reflétait sur la pierre froide et sombre, sur la couverture violette, et sur le vieillard de la gare qui avait disparu. Il faisait un peu froid. C'était normal, l'endroit n'était pas isolé, et la bise d'hiver portait dans la gare la lumière blanche de la lune. Et la petite mélodie chantait toujours, douce et paisible, comme une berceuse. Ils avaient attaché leurs mains l'une à l'autre, verrouillant leurs doigts en se serrant aussi fort qu'ils le pouvaient, pour ne pas se lâcher. Pour ne pas se perdre. Pour ne pas se laisser seuls dans la gare avec la lune qui vacillait et les ombres des pilliers derrière lesquels leurs silhouettes apparaissaient. Disparaissaient. Apparaissaient encore. Ne pas se perdre, surtout ne pas se perdre dans ce labyrinthe obscur, dédale de pierre, gigantesque et froid. C'était le solstice d'hiver. Une mélodie chantait.
"Il y a de l'écho."
《Je suis le vieillard de la gare.》
Une voix. Vieille, hésitante, abimée. Une voix cassée dans laquelle on pouvait entendre les rides, les sillons, les fissures creusées par les larmes et le sang qui avaient trop coulés. Une voix maigre et fatiguée. 《Je suis le vieillard de la guare.》 Gare? De la guare? Peut-être. Les hauts parleurs étaient muets. Quelqu'un avait parlé, un fantôme. Ce ne pouvait être que ça, l'ombre du vieillard de la guare, parce que les hauts parleurs étaient muets et qu'ils n'étaient que eux, seuls tous les trois, deux silhouettes maigres qui se tenaient par la main près d'un quai de gare, et la voix d'un vieillard perdue entre les murs usés. Prisonnier de la pierre. 《 Je suis le vieillard de la gare. Je suis le vieillard de la gare. Je suis le vieillard de la guerre.》"Tu as entendu ça?"
"Quoi? Non."《Je suis le vieillard de la guerre. Je suis le vieillard de la guerre et je rentre chez moi, le dos courbé.》
"Rien. C'est le vent, c'est le vent."
《Je suis le vieillard de la guerre. Je suis le vieillard de la....》 Silence! La mélodie, la voix, tout cessa brusquement. On n'entendait toujours pas la trotteuse de l'horloge. Le temps s'était arrêté, c'était la nuit la plus longue de l'hiver, le vide engloutissait tout. Silence. Dehors, un nuage noir avait envahi le ciel, étouffant dans sa brume les rayons de la lune. Enfermement, disparition, oubli. La lune, le vieillard, les grands murs de la gare. Les deux garçons avaient froids, ils s'approchèrent des rails. Il fallait partir, maintenant. Avant qu'il ne fasse trop froid, trop sombre; avant qu'il ne soit trop tard. C'était le solstice d'hiver; c'était leur dernière chance. Il ne fallait pas se laisser envelopper par la nuit.
"Demain matin, tout aura disparu, n'est-ce-pas?"
Bruit de pas, semelles qui claquent, chat noir qui se faufile entre les ombres du décors. Distributeur, billet, attente. Banc froid et solide, peu confortable. L'une des silhouettes s'assit à une extrémité du siège. L'autre s'allongea de tout son long à son côté, ses jambes posés sur les cuisses du premier, et laissa sa main blanche se balancer dans le vide. Les rayons de la lune, qui perçaient par moments, scintillaient au bout de ses doigts fins, agencés en couronne, qui se nimbaient alors d'un halo argenté.
"Je préfère ne pas penser à demain, si tu veux bien."
Crissement sur le métal. Assourdissant, odeurs, fumée. Le train rentrait dans la gare.
"T'as raison. Demain... Demain, c'est loin."
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The Ashtray
RomanceElliot a peur. Il se cache. Il se cache de l'automne, il se cache de l' hiver, il se cache hors du temps. Il pense que personne ne le retrouvera jamais, Elliot. Mais il a tord. Louis ne se cache pas, lui, Louis n'a peur de rien. Louis ne ressent rie...